Lucie le remercia et retourna au 36, troisième étage. Elle arriva dans l’ open space et ne trouva personne. Les dossiers, les papiers étaient restés en plan, les ordinateurs étaient allumés. Où étaient-ils tous ? Sharko en avait-il fini avec sa paperasse et les administrations ? Elle longea le couloir et entendit la voix de Nicolas Bellanger dans un bureau. Ses coups sur la porte instaurèrent un silence immédiat. Après quelques secondes, son chef de groupe finit par lui ouvrir.
Bellanger avait le visage blême. D’un coup d’œil, Lucie entraperçut Robillard et Levallois assis autour d’une table sur laquelle reposait un rétroprojecteur allumé, diffusant un rectangle blanc sur le mur. Les deux flics semblaient remonter d’une longue apnée. Levallois se passa les mains sur le visage dans une expiration bruyante.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Lucie. Vous avez vu le diable ou quoi ?
— Presque.
Bellanger hésita, il se tenait dans l’encadrement de la porte, empêchant Lucie d’entrer. Il avait la tête d’un astronaute qui avait passé la nuit dans une centrifugeuse.
— On a eu des nouvelles de Chambéry. Le moine, cet abbé François Dassonville, est impliqué.
Lucie serra les poings.
— Je m’en doutais.
— Ils ont trouvé un paquet de photos horribles bien planquées, en perquisitionnant chez lui. Elles concernent des mômes. Avec ce qui s’est passé hier soir dans les bois, je ne sais pas si…
Lucie ne l’écoutait plus.
Elle venait de le pousser sur le côté et avait déjà pénétré dans la pièce.
Garges-lès-Gonesse.
Ses immeubles dortoirs. Des vélos, des pots avec des plantes mortes, des pères Noël en plastique accrochés sur les terrasses trop petites. Sharko débarqua en courant dans le hall d’une tour un peu moins craignos que les autres, là où, d’après Madère, logeait Gloria Nowick. Il bouscula légèrement le jeune type qui fumait un pétard sur les marches et grimpa au quatrième étage. Haletant, il cogna du poing contre la porte et, n’obtenant pas de réponse, appuya sur la poignée avec son coude.
C’était ouvert.
Il en vint à se dire que c’était sans doute logique : on l’attendait.
Le flic entra prudemment, conscient du piège. Sans son arme, il se sentait pareil à un gosse vulnérable, mais cette série d’énigmes, ces pièces du puzzle à assembler lui disaient qu’il n’en aurait pas besoin. Pas tout de suite en tout cas.
Que lui voulait Gloria ? Était-il possible qu’elle soit derrière toute cette mascarade, depuis le début ? Sharko ne pouvait se résoudre à y croire. Il ne pouvait non plus imaginer l’autre possibilité — la plus horrible — qui s’imposait à son esprit.
À l’intérieur du studio, tout semblait en ordre. Les vêtements, les livres, les bibelots s’entassaient, on sentait le manque de place. Du temps où Sharko côtoyait encore Gloria, elle était caissière de supermarché et bossait dur pour s’en sortir. Une fille courageuse, qui n’avait jamais eu vraiment de chance dans la vie. Pour preuve, Loïc Madère.
Sharko ne toucha à rien, il ne voulait surtout pas laisser d’empreintes. La gorge serrée, il s’orienta vers la chambre. Le lit était fait, quelques paires de chaussures et des vêtements traînaient dans un coin. Dans un cadre, une photo du taulard. Gloria devait être sérieusement amoureuse pour s’accrocher à un homme qui allait encore passer quinze ans derrière les barreaux. Sur un autre cliché, elle s’affichait au bord de la mer et paraissait épanouie. Une belle femme brune, petite quarantaine d’années, cachant à la perfection ses années de trottoir, hormis cette cicatrice dont elle ne se débarrasserait jamais.
Sharko sortit de la pièce, et ce fut dans la salle de bains qu’il dénicha l’une des clés du mystère.
Sur un miroir était écrit, avec du rouge à lèvres, « 2°21’45 E ». Seconde partie des coordonnées GPS. L’écriture était appliquée, uniforme. Féminine. On avait pris son temps pour noter le message.
Sharko mémorisa les chiffres et sortit de l’appartement, moins de cinq minutes après y être entré. Il prit garde de refermer la porte derrière lui. Une fois à l’intérieur de son véhicule, il inséra ces nouvelles informations dans son GPS, complétant celles trouvées sur la glacière. 48°53’51 N, 2°21’45 E .
Ça fonctionnait : l’appareil lui renvoya une destination à proximité de la porte de la Chapelle, dans le 18 e arrondissement de Paris. Sur la petite carte affichée par l’engin, le flic remarqua que l’emplacement final se trouvait en dehors de toute route, à proximité de rails.
Il démarra, pied au plancher, guidé par la voix du GPS. Intérieurement, il était sur les nerfs. Cette voix, c’était comme s’il s’agissait de celle de son adversaire, qui jouait avec lui et le manipulait. Il pensa à Gloria, brusquement ressurgie dans son univers. Elle avait tant compté pour Suzanne et lui. De trop nombreux souvenirs lui revinrent en tête et le blessèrent au plus profond de sa chair.
Il avait roulé trop vite et, après une demi-heure, approchait de sa destination. Il contourna un rond-point, et le paysage urbain changea. Les rues droites et animées de la ville laissèrent alors la place à d’immenses entrepôts de sociétés de transport. Partout, des camions inertes, alignés en rangs d’oignons et rangés au bord des quais d’embarquement. Des zones d’asphalte à n’en plus finir, des allées vides, blanches de neige, où se croisaient des centaines de traces de pneus. La Renault 21 fendit la zone industrielle et vint se ranger au bout d’une rue qui se terminait en cul-de-sac. Il restait cinq cents mètres à parcourir mais la destination finale indiquée par l’appareil était inaccessible en voiture.
Sharko sortit, le GPS dans la main, enfila ses gants, son bonnet, et boutonna son caban noir jusqu’au col. Il faisait toujours aussi froid, le vent prenait au visage et faisait mal aux dents. Des moteurs et des scies électriques bourdonnaient au loin. L’air paraissait électrique, le ciel avait une couleur de mauvais limon.
Au pas de course, le flic traversa un espace de terre gelée pour arriver en surplomb de voies ferrées apparemment abandonnées. Il lorgna l’horizon — les bâtiments en ruine, les tours lointaines, les lignes à haute tension — pour se rendre soudain compte qu’il se trouvait probablement au bord de la Petite Ceinture, une voie ferrée qui faisait le tour de Paris et dont le trafic ferroviaire s’était interrompu dans les années 1930.
Depuis tout ce temps, la nature y avait repris ses droits.
Sharko chevaucha un grillage mal en point et descendit sur les rails. Il ramassa une barre en fer. Ensuite, il prit sur la droite, comme indiqué sur l’écran de son appareil. Ses pas crissaient sur les cailloux qui saillaient de la neige dure, gelée. Il faisait plus froid ici qu’ailleurs, sans doute à cause de ces grands espaces vides balayés par les bourrasques. Il passa sous un long tunnel en partie obstrué par des arbustes. Les lampes étaient éclatées, les briques poreuses suintaient d’humidité. C’était glauque, sombre, sans vie. Les rails s’enfonçaient toujours plus entre la végétation décharnée. De part et d’autre, la zone urbaine se dilatait pour ne laisser place qu’à des broussailles à perte de vue.
Sharko observait partout, sur ses gardes. Est-ce qu’on le surveillait, en ce moment même ? Il chercha une silhouette, une ombre sur les talus, des traces de pas dans la neige, en vain. Le GPS indiquait encore deux cents mètres, droit devant. Le flic regarda au loin, et son cœur se serra lorsqu’il aperçut un unique bâtiment, en bordure de voie ferrée : un poste d’aiguillage couvert de tags.
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