Elle éteignit. Tandis que le calme l’enveloppait, elle se rendit compte que ses oreilles bourdonnaient. Un ridicule sifflement, pareil à celui d’une Cocotte-Minute lointaine. Le bruit des réacteurs, l’altitude devaient jouer. Elle se tourna et se retourna sous ses draps, l’oreiller sur la tête, incapable de trouver une bonne position. Et plus elle se disait qu’il fallait absolument qu’elle dorme, moins elle y parvenait.
Elle sombra finalement aux alentours de 4 heures du matin, l’oreiller collé contre son ventre.
Une vue à couper le souffle accueillit Lucie à son réveil et lui fit oublier sa courte nuit. Le soleil sortait des montagnes enneigées, illuminant la ville d’un ciel de feu. Elle devinait les étendues brûlées, au loin, la terre rouge, les chemins creusés dans le relief, ouvrant sur des décors de carte postale : les cañones , les mesas , les réserves indiennes. Après sa toilette, elle enfila un jean, un tee-shirt et un pull camionneur bleu. Ses rangers aux lacets fort serrés terminèrent l’allure d’une femme déterminée, un poil masculine.
Dans la salle du restaurant, elle évita de se conformer aux traditions locales — œufs, bacon, fajitas, auxquels on pouvait même ajouter du piment de bon matin — et préféra s’octroyer un petit déjeuner continental à base de café au lait. Dans cette grande pièce calme, cernée d’étrangers, elle se sentait sereine et était persuadée que tout se passerait bien, désormais, dans sa tête.
D’après le plan de la ville, la base de Kirtland se trouvait à une dizaine de kilomètres, en direction du sud. Lucie avait décidé de louer une voiture chez Avis, juste à côté de l’hôtel. Elle se retrouva ainsi au volant d’une Normal Size , néanmoins impressionnante : Pontiac Grand Prix avec boîte automatique, moteur V6 de trois cents chevaux. Une aberration pour elle qui roulait en 206, mais il n’y avait pas plus petit. Le GPS n’était pas fourni.
Aidée d’un plan de la ville, elle se mit en route. Le trajet fut agréable, surprenant même lorsque la Pontiac blanche remonta Oldtown , la vieille cité. Ça sentait l’influence espagnole, avec ses rues étroites bordées de bâtiments en adobe, de patios décorés de plantes, de fontaines et de passages ombragés, le tout dans les tons jaunes, rouges, orange. Partout, des guirlandes, des boules, des sapins. Lucie vit, en un clin d’œil, le mélange des peaux et des cultures. Une ville cosmopolite, un carrefour de sang neuf et de vieilles traditions indiennes.
Approchant de la périphérie, les routes devinrent d’une largeur effroyable, à quatre, parfois cinq voies, et le paysage urbain changea : moyennes tours commerciales, distributeurs d’argent accessibles en voiture, panneaux publicitaires dans tous les sens, McDo collé à la pompe à essence. Après quelques kilomètres sur l’I40, elle prit la sortie Wyoming Boulevard, roula sur une route agrémentée de maisons magnifiques — sans nul doute un quartier résidentiel pour riches — qui sembla brusquement s’enfoncer dans le désert. Les habitations disparurent pour laisser place à une espèce de no man’s land aride. Aussi, lorsque apparut le poste de sécurité duquel partaient d’immenses grillages sur la droite et la gauche, Lucie eut en tête des images de bases secrètes, de la Zone 51, de soucoupes volantes. On était bien au pays de Roswell.
Elle se rangea sur un parking visiteurs et, sous la guérite, demanda Josh Sanders. L’un des plantons lui appliqua un détecteur de métaux manuel, et elle dut présenter ses papiers, qui furent scrupuleusement étudiés. Elle songea à Valérie Duprès, avec sa fausse carte d’identité, qui avait réussi à tromper son monde et, par conséquent, à ne laisser aucune trace de sa véritable identité.
Sanders arriva cinq minutes plus tard dans une espèce de voiturette de golf frôlant le comique. Lucie s’attendait à voir un militaire pur jus, mais l’homme de belle taille était habillé en civil, avec des cheveux bruns plaqués vers l’arrière et une écharpe grise autour du cou. Il devait avoir une bonne quarantaine d’années. Il vint lui serrer la main et se présenta : capitaine Josh Sanders, l’un des responsables de la section archives du centre de documentation de l’Air Force Base. Lucie expliqua en détail, avec son fort accent français, la raison de sa venue : elle enquêtait sur la disparition d’une journaliste parisienne, Véronique Darcin — alias Valérie Duprès, mais elle se garda de le lui révéler —, venue à la base fin septembre, début octobre 2011. Elle sortit une photo et la lui montra.
— Je me souviens d’elle, fit-il en acquiesçant, et j’ai consulté nos registres après l’appel de vos services français. Elle est venue chaque jour, pendant plus d’une semaine, dans nos archives. Une femme assez peu bavarde, mais agréable. Et particulièrement séduisante.
Lucie resta académique.
— Quel type d’informations cherchait-elle ?
— Principalement les documents qui traitent de la pollution, et aussi de la dépollution des sites nucléaires. Je lui ai dit que nous avions de quoi faire, nous disposons de milliers de dossiers sur le sujet. Il y a une bonne dizaine d’années, des unités de nos bases se sont chargées de dépolluer de leurs déchets radioactifs les sites autour de Los Alamos ou de Hanford, dans l’État de Washington. Votre journaliste voulait connaître les méthodes et moyens mis en œuvre, les analyses menées, les solutions de stockages appliquées.
— Cela ne vous a pas dérangés qu’elle fouille dans vos documents ?
— Absolument pas. De nombreux journalistes, chercheurs ou historiens viennent ici pour consulter les traces de l’histoire militaire américaine. Il y a quelque temps, beaucoup de civils se rendaient sur notre base et en profitaient pour visiter nos installations. À l’époque, nous abritions encore le musée national de la science et de l’histoire nucléaire. Mais pour des raisons de sécurité, il a été extériorisé, et les accès à notre base sont désormais très contrôlés.
Après que Sanders lui eut accroché un badge « Visitor » sur le blouson, ils grimpèrent dans le véhicule et se mirent en route. Lucie avait l’impression d’halluciner : la base de Kirtland ressemblait à une ville dans la ville. Ils doublèrent un hôpital, des écoles, un parc de jeux, le tout aligné le long de rues interminables et d’une propreté irréprochable. Sur la droite, en avant-plan des montagnes, s’étiraient des quartiers résidentiels : de jolies maisons, des sentiers de cailloux, des palmiers devant chaque façade, le tout sur fond de ciel bleu.
— Vous êtes impressionnée, n’est-ce pas ?
— Plutôt, oui. C’est gigantesque.
— Vingt mille personnes travaillent ici, nous sommes le plus gros employeur de la ville. Nous avons six collèges et universités, deux écoles privées, plus de mille logements, des magasins, un terrain de golf, des crèches… Côté technologie, nous sommes à la pointe en matière de recherche sur les nanocomposants, mais notre grande spécialité reste l’expertise des systèmes d’armes nucléaires. Nous travaillons conjointement pour les départements de la Défense et de l’Énergie.
Lucie avait l’impression d’assister à une démonstration commerciale vantant les mérites et la performance de l’armée américaine. Tout était trop beau, trop propre. Elle pensa à une construction de Lego, un monde magique d’où les personnages figés, sourire aux lèvres, ne sortent jamais. Des familles complètes vivaient entre ces murs, des enfants y grandissaient, alors que, à quelques centaines de mètres, on jouait avec des têtes nucléaires.
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