Au magasin-relais du 1 er arrondissement où Sharko venait de se rendre, personne ne se souvenait d’un individu venu chercher une grosse imprimante laser en 2007. Ça remontait à quatre ans, et le type n’avait pas marqué les esprits comme auraient pu le faire, peut-être, un Guy Georges ou un Philippe Agonla.
Où était cette ordure ? Que faisait-il, en ce moment même ? Regardait-il un film au cinéma, préparait-il son prochain coup d’échecs ?
Les échecs… La partie que lui livrait l’assassin était intitulée l’« Immortelle ». Le pro des échecs du 36 l’avait déduit grâce au tout premier message : « Nul n’est immortel . »
Il s’agissait de l’une des parties les plus connues, jouée entre Adolf Anderssen et Lionel Kieseritzky en 1851. L’Allemand Anderssen avait gagné en réalisant un mat parfait, déployant avec force ses pièces blanches, alors que toutes celles de son adversaire étaient encore sur l’échiquier, mais tellement mal coordonnées qu’elles n’avaient rien pu empêcher. Le Cxg7+ en était le vingt et unième coup.
La partie en comportait vingt-trois.
Deux coups supplémentaires, qui menaient irrémédiablement à la mort du roi noir.
Clac, clac, Sharko continuait à faire défiler les photos et essayait de visualiser une silhouette mentale. Si le tueur s’identifiait à Adolf Anderssen, alors il dégageait une personnalité à la rigueur exemplaire. Anderssen était un théoricien au jeu classique, sans coups de folie, dévoreur de littérature échiquéenne plutôt que batailleur compulsif. L’Immortelle, avec ses pièces noires toutes présentes mais inefficaces, pouvait très bien montrer l’image que l’assassin avait des flics : une armée d’incompétents dont il se jouait ouvertement, incapables de le saisir. Vouait-il une haine sans limites à la police ?
Le flic vit aussi, dans son analyse mentale, un voyageur, un homme de l’ombre, un métronome, qui savait quand et où frapper, dans la plus grande discrétion. Aujourd’hui, ce monstre avait une quête profonde, un but : la destruction. Il avait fait de Sharko un cristal de haine, une pièce à anéantir mais pas trop vite. De ce fait, il avait probablement mis de côté toutes ses activités annexes, ses loisirs, pour se consacrer exclusivement à cette monstrueuse vengeance (comme Anderssen, jouant aux échecs pendant ses congés, car il était professeur dans un lycée) sans que personne s’aperçoive de rien.
Clac… Ce vieux poste d’aiguillage, photographié sous tous les angles. Sharko ferma les yeux et réfléchit. Pourquoi avoir choisi ce bâtiment-ci en particulier ? Le tueur avait cherché un lieu isolé, coupé de la vue des passants, où il était certain de ne pas être dérangé. Mais il existait des centaines d’endroits comme celui-là autour de Paris. Alors, pourquoi ici ?
Sharko déploya une carte de la capitale qu’il avait emportée avec lui. Il traça des croix aux points stratégiques. L’imprimante dans le 1 er arrondissement. Ce lieu, dans le 18 e, à quelques kilomètres seulement. Garges-lès-Gonesse, là où avait été enlevée Gloria. Le flic savait que ce type de pervers agissait, la plupart du temps, dans un environnement qui lui était familier. L’homme avait parcouru une bonne vingtaine de kilomètres depuis Garges pour déposer Gloria spécialement ici. Vivait-il dans le coin ? Comment avait-il appris à connaître cet endroit abandonné ?
Clac, les corps dépecés d’un couple. Sharko respira bruyamment sans quitter la photo des yeux. Les jeunes n’avaient pas été épargnés, ils hurlaient encore leur souffrance sur le papier glacé. Découverts en 2004, au bord d’un marais, et tués par celui que Sharko traquait. À l’époque, les flics avaient parlé d’un connaisseur de l’anatomie humaine, à cause de la précision de la dissection. Un type cultivé, astucieux, appliqué dans son « travail ». Pourquoi cette violence extrême ? Pourquoi s’être arrêté après un seul passage à l’acte ? Juste une démonstration ? Stabilité affective ? Contrainte extérieure, comme un séjour en hôpital psychiatrique ? Long déplacement à l’étranger ou prison ?
Peu importait : ce malade était fin et réfléchi, puisque ce double homicide barbare de 2004 n’avait jamais été résolu, en dépit de tous les efforts déployés par la police criminelle. Par-dessus tout, le tueur connaissait les techniques des forces de l’ordre, les analyses ADN, le fichage des données génétiques… Il faisait partie de ces cinq pour cent qu’on n’attrape jamais, parce qu’ils mettent de l’intelligence derrière chacun de leurs actes.
Le commissaire ragea, il n’avait rien à sa disposition, hormis un profil fantôme et de fichues statistiques : probabilité d’homme blanc à soixante-quinze pour cent, âge estimé entre trente et quarante-cinq ans, socialement intégré, célibataire, peut-être, mais que rien n’empêchait d’avoir une famille et des gosses. Celui qu’on pouvait croiser dans la rue, chaque matin, sans jamais se douter de ses activités, et qui possédait sans doute un emploi stable. Et blablabla.
Le flic se leva et cogna contre le mur en criant.
— Fichues conneries !
Les photos ne lui parlaient pas, les lieux ne lui parlaient pas, rien ne lui parlait. Où étaient ses intuitions, celles qui, par le passé, lui avaient permis de résoudre des affaires de ce genre ? Qu’avait-il espéré ? Y arriver seul ? Le capitaine Basquez, de son côté, allait se charger de ratisser le voisinage de Gloria, d’interroger ses voisins, de lancer une enquête de proximité là-bas, à une centaine de mètres, auprès des sociétés de transport. Il avait certainement plus de chances d’aboutir que lui, Sharko, enfermé dans cet endroit maudit, à tourner en rond.
Il regretta de ne pas avoir informé ses collègues dès qu’il avait compris le sens du message de Pleubian. Au moins, ils auraient tous gagné du temps et peut-être évité la mort atroce de Gloria.
Comment réagirait Lucie quand elle apprendrait toute cette histoire, et à quel point il lui avait menti ?
Il ramassa ses photos et, encore, se mit à les claquer au sol, d’un geste mécanique. Ses yeux fixaient le béton, ses pupilles se dilataient. Il entendit les cris, il sentit la peur de Gloria, son désespoir. Il n’eut plus faim, ni froid, ni soif, tout devint trouble, sans consistance.
De longues minutes plus tard, il retrouva ses esprits lorsque son téléphone sonna. C’était son chef, qui lui annonçait une relative bonne nouvelle : il n’était pas suspendu de ses fonctions. Sharko raccrocha sans le moindre sentiment de joie. Il frotta la poussière sur son costume du dos de la main, fixa une dernière fois le poteau en béton et le sang, juste devant ses chaussures, avant de disparaître, les épaules basses.
Au milieu de l’après-midi, il récupéra un nouveau pistolet à l’armurerie du 36. Un Sig Sauer tout neuf, dix-huit balles, dans un étui ainsi qu’un holster . Il caressa longtemps la crosse, promena l’arme d’une main à l’autre, avant de la ranger à sa place, le long de son flanc gauche. Curieusement, il avait toujours aimé ce geste rassurant, il en avait toujours été fier, en dépit de tout. Quand il remonta au bureau, Bellanger était en train d’enfiler son blouson. Sharko s’approcha et lui tendit la main.
— Je crois que je dois te remercier.
Ils échangèrent une poigne solide. Le commissaire salua également Robillard et revint vers son chef.
— Du neuf ?
— Plutôt, oui. Et ce n’est pas gai.
— T’as vu une lueur d’espoir depuis le début de cette enquête, toi ? Explique.
— D’abord, un chirurgien a jeté un œil aux photos des mômes allongés sur la table d’opération, en particulier celui avec la cicatrice. Selon lui, il s’agit d’une opération visant le cœur, ou dans le but d’établir une circulation extracorporelle.
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