— Et l’âme, là-dedans ? Quand quitte-t-elle le corps ? Entre les deux morts ? Avant ou après la mort somatique ? Dites-moi quand.
Le professeur sourit.
— L’âme ? Sachez que tout n’est que signaux électriques. Vous avez vu la plaquette que je vous ai montrée sur la circulation extracorporelle. Quand on débranche le câble, tout s’arrête. Vous avez déjà assisté à des autopsies, je présume, vous êtes aussi bien placée que moi pour le savoir.
Le chirurgien la salua et dit, avant de disparaître :
— En tout cas, tenez-moi au courant, votre affaire m’intéresse.
Une fois seule, la flic appela le second ascenseur, toute plongée dans les dernières paroles de son interlocuteur. L’âme, la mort, l’au-delà… Non, il ne pouvait pas s’agir que de signaux électriques, il y avait forcément quelque chose, derrière. Lucie n’était pas croyante, mais elle était persuadée que les âmes voguaient, quelque part, que ses petites filles étaient là, autour d’elle, et qu’elles pouvaient la voir.
Glacée par son entretien, elle regagna mécaniquement la sortie. Il neigeait assez fort. Des flocons plus compacts, plus volumineux qu’à Paris. Alors qu’elle réfléchissait à son entretien avec le professeur Ravanel, son regard buta sur l’arrière d’une ambulance qui filait, sirène hurlante. Les deux petites vitres arrière la fixaient comme deux yeux curieux.
Il y eut alors un déclic dans sa tête.
Elle courut vers des panneaux, au bout du parking, qui donnaient les directions des principaux services. L’un d’eux attira son attention. Immédiatement, elle ouvrit son carnet et relut les notes concernant le cauchemar de Lise Lambert.
Dans la minute, elle appela Sharko et annonça :
— Faut que tu viennes tout de suite.
— Pas maintenant. Je suis en train de galérer pour récupérer la liste du personnel et…
— Laisse tomber la liste. J’ai une intuition.
Au volant de sa 206, Lucie contourna l’aile ouest réservée à la pédiatrie, doubla les bâtiments administratifs et suivit une flèche qui indiquait « Services généraux et techniques ». Elle parla à Sharko comme à un collègue, froidement.
— C’est la vue de cette ambulance qui m’a permis de faire le rapprochement. Dans son cauchemar, Lise Lambert voyait une lumière oscillante, provenant, selon ses propres termes, d’yeux géants. Je crois que cette lumière venait plutôt de lampadaires de la route, et que ces yeux étaient…
— Les vitres arrière d’une camionnette ou d’un van vues de l’intérieur.
— Exactement. On sait que Lambert s’est fait enlever et probablement transporter dans un véhicule jusqu’au lac. Elle parlait de dizaines de draps blancs, partout autour d’elle. Tu vois où je veux en venir ?
Ils échangèrent un regard silencieux mais qui en disait long. Aux confins du centre hospitalier, le véhicule s’engagea dans un renfoncement cerné d’arbres et de roches. De longs bâtiments bien entretenus, coupés du reste, s’étiraient sur la gauche et la droite. Des panneaux superposés indiquaient « Entretien intérieur et extérieur », « Cuisine », « Transport de médicaments » et…
— « Blanchisserie », dit Sharko. Bien joué.
— Arrête avec tes « bien joué ». N’essaie pas de me brosser dans le sens du poil, OK ?
Elle ne put s’empêcher de lui adresser un petit sourire complice. Roulant au pas, ils s’approchèrent de cinq camionnettes toutes blanches, avec leurs deux vitres rectangulaires à l’arrière. À l’intérieur d’une zone couverte s’entassaient des vagues de draps, de taies et d’oreillers. Deux femmes et un homme semblaient nager dans cette mer improbable. Le bâtiment était imposant, tout plat, et presque sans fenêtres, sauf à son extrémité.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Lucie.
Sharko sortit son arme de son holster et la fourra dans la grande poche de son caban.
— À ton avis ?
Une fois garés, ils pénétrèrent discrètement par l’entrée vitrée du bout qui menait à un petit accueil. La pièce s’ouvrait sur une autre, beaucoup plus grande, d’où émanait un grondement permanent. Lucie y jeta un œil rapide. Au fond, d’énormes machines à laver, aux hublots démesurés, brassaient leurs montagnes de linge.
Après un coup de fil de la secrétaire, les deux policiers furent mis en contact avec le directeur de la blanchisserie, un petit homme chauve aux doigts courts et épais, au teint écarlate. Il portait une grosse écharpe mauve autour du cou. Sharko ferma la porte du bureau derrière lui et décida de prendre les rênes de l’entretien. Il fixa son interlocuteur et lui expliqua qu’ils recherchaient le suspect d’une affaire criminelle, qui travaillerait dans le coin et aurait conduit une camionnette identique à celles présentes sur le parking. Alexandre Hocquet fronça les sourcils.
— Et vous pensez qu’il fait partie de mon personnel ?
Sharko répondit par l’affirmative et poursuivit avec des questions. Lucie et lui s’étaient assis sur deux chaises peu confortables, du genre de celles qu’on trouve dans les classes d’école primaire.
— Depuis combien de temps travaillez-vous ici, monsieur Hocquet ?
— Deux ans. Je remplace Guy Valette, l’ancien directeur parti à la retraite.
L’homme toussa longuement. Lucie eut l’impression que sa gorge allait partir en lambeaux.
— Excusez-moi… Je ne m’en sors pas avec ce rhume que je traîne depuis plusieurs jours.
— J’espère que ça finira par s’arranger. Combien d’employés sont sous vos ordres ?
— On est aujourd’hui une soixantaine, dont cinquante-trois agents qui travaillent cinq jours sur sept.
— Vous les connaissez tous ?
— Plus ou moins. On embauche de plus en plus de CDD ou d’intérimaires, alors les visages tournent souvent. Mais disons qu’il y a un socle d’une vingtaine d’employés qui bossent ici depuis pas mal d’années.
— Beaucoup d’hommes ?
— Pas mal, oui. Environ la moitié, je dirais.
— De combien de camionnettes disposez-vous ?
— Huit.
— Elles sortent souvent du centre hospitalier ?
Il acquiesça, soucieux. Il ne cessait de se lisser le crâne, formant des plis disgracieux sur son front. Ses yeux étaient brillants.
— Oui, oui, en permanence. On travaille dans tous les bâtiments du centre, mais on gère aussi le linge des établissements de santé environnants, notamment les maisons de retraite et les cures thermales de Challes-les-Eaux et de Chambéry.
— Et ces camionnettes, là, dehors, est-il possible que les employés les gardent chez eux la nuit ?
— Vous savez comment ça fonctionne : besoin d’un grand coffre pour transporter un meuble, ou pour pallier une panne de véhicule personnel. Mon prédécesseur était trop tolérant, il laissait tout faire et il y a eu de nombreux abus. J’ai resserré tout cela, crise économique oblige. Donc, pour résumer, disons que, avant ça existait, mais quasiment plus maintenant.
Sharko réfléchit quelques secondes. Pour une fois, il y avait plusieurs solutions pour essayer de coincer l’assassin. Consulter le fichier du personnel de l’époque, interroger l’ancien directeur ou des employés, analyser les profils et voir ceux qui pourraient cadrer avec leur homme. Il choisit de couper par ce qui lui semblait le plus efficace.
— Vous avez un suivi rigoureux de votre parc de véhicules, je suppose ? Vous pouvez savoir qui roule avec quelle camionnette, à telle ou telle date, non ?
— En effet. Nous possédons un logiciel qui s’en charge. La société a acheté la toute première version en 2000, et nous en sommes à la V7. Tous les mouvements de véhicules y sont normalement répertoriés depuis plus de dix ans.
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