— Et on a réussi ?
— Pas encore, mais nul doute que cela viendra. En tout cas, on sait que cette capacité à tromper la mort par le froid, cette flexibilité métabolique est ancrée quelque part, au fond de nos cellules humaines. En mai 1999, une étudiante norvégienne qui faisait du ski s’est retrouvée coincée dans une cascade gelée, avec la partie supérieure du corps complètement enfoncée dans la glace. Elle a été secourue sept heures après sa chute, sans pouls, hypothermique, mais vivante… Mitsukata Uchikoshi, un Japonais blessé et égaré en pleine montagne, a été retrouvé en état d’hibernation après vingt-quatre jours sans eau ni nourriture. La température de son corps n’était plus que de 22 °C.
Le professeur rangea sa lime à ongles dans un tiroir et repositionna correctement le stylo placé dans la poche de sa blouse. Chacun de ses gestes était précis, mesuré. Un homme qui avait l’habitude de parler, de s’adresser à un public, de faire bonne figure. Il continua :
— Tous ces cas nous montrent que nous avons quelques reliquats évolutionnistes de l’adaptation de l’animal en milieu aquatique. Si le corps humain est placé dans une eau ne dépassant pas 17 °C, il va essayer de s’adapter. Ralentissement instantané du rythme cardiaque jusqu’à l’arrêt parfois, redistribution du sang vers les organes centraux, alvéoles pulmonaires qui se remplissent de plasma sanguin. Bien souvent, il n’y a que la mort à la clé, mais certains cas exceptionnels sont encourageants pour la recherche.
Lucie nota rapidement les éléments qui lui paraissaient essentiels, puis revint dans le concret de son affaire :
— Vous parliez tout à l’heure de potassium pour arrêter le cœur. C’est un composé qu’on connaît bien dans la police, parce qu’il fait partie des armes du crime auxquelles nous avons déjà été confrontés.
Le chirurgien étala un sourire à dix mille euros.
— Une arme du crime quasiment indétectable, puisque, une fois les fonctions vitales arrêtées, le corps libère naturellement du potassium. L’imagination et l’intelligence de vos assassins sont sans limites.
— Si vous saviez… Moi aussi, je pourrais vous montrer des plaquettes de présentation de ce qu’ils sont capables de faire.
— Je vous crois sur parole.
Lucie lui rendit son sourire.
— À l’identique du potassium, le sulfure d’hydrogène pourrait-il représenter une autre façon d’arrêter le cœur ? Pas définitivement, je veux dire.
Les épais sourcils du professeur ne formèrent plus qu’une barre sombre, à présent.
— Comment avez-vous entendu parler de cela ?
Lucie sentit brusquement qu’elle avait mis les pieds là où il fallait. L’homme réagissait positivement, et non comme si elle avait prononcé une aberration. Elle n’avait pas le choix : elle allait devoir lâcher du lest pour tenter de comprendre.
— Ce que je vais vous raconter doit rester strictement confidentiel.
— Vous pouvez compter sur moi.
— Si je suis ici, c’est que je soupçonne l’un des employés du centre hospitalier d’avoir tué deux femmes et d’en avoir endormi deux autres avant de les jeter dans des lacs gelés.
Gaspar Ravanel la fixa longuement, sans desserrer les lèvres. Enfin, il lâcha :
— Quelqu’un de mon équipe, vous voulez dire ?
— J’aurais des raisons de le penser ?
— Absolument pas. Les gens avec qui je travaille sont parfaitement intègres. De l’aide-soignant au médecin, les profils sont scrupuleusement étudiés, les entretiens sont réguliers. Notre hôpital est une référence française.
Il s’était redressé, marquant à présent une position sur la défensive. Lucie embraya :
— Ce qui, en soit, n’empêche rien. Mais je ne crois pas que l’homme que je recherche travaille avec vous. C’est plutôt quelqu’un qui a été en contact avec des victimes arrivées aux urgences à la suite de fractures. Il doit aussi connaître cette spécialité propre à votre hôpital. Ces opérations par le froid, cette façon d’arrêter le cœur, de provoquer une mort artificielle, doivent le fasciner. Peut-être a-t-il été écarté de votre équipe ? Peut-être est-il un infirmier qui se prend pour Dieu ? Un aide-soignant qui voyage de service en service ? Cela ne vous suggère personne en particulier ?
Il secoua la tête.
— Non. Le personnel tourne souvent et, moi-même, je m’absente régulièrement. Beaucoup de monde circule entre ces murs, y compris des étudiants.
Lucie ouvrit une pochette, trifouilla et poussa deux feuilles vers le médecin.
— Je me doute. Voici des extraits des rapports d’autopsie des deux victimes et les résultats de la toxico. Chaque fois, il est question de sulfure d’hydrogène dans l’organisme. L’assassin s’en est pris à quatre femmes au moins. Concernant deux d’entre elles, je pense qu’elles ont été mises K-O au sulfure d’hydrogène avant d’être jetées dans de l’eau glaciale. Cette nuit-là, ce même assassin a appelé les secours, et les victimes ont pu être finalement sauvées.
Pour la première fois depuis le début, le professeur parut déstabilisé.
— On dirait que vous me parlez là d’animation suspendue.
— Animation suspendue ? En quoi cela consiste-t-il ?
Le Suisse se recula sur son siège, l’air soucieux.
— Des recherches plutôt confidentielles ont actuellement lieu sur le sujet. On s’est rendu compte que de nombreux tissus organiques produisaient de façon naturelle du sulfure d’hydrogène et que la plus haute concentration était fabriquée dans le cerveau. Vous imaginez ? On a utilisé le H2S comme arme chimique durant la Seconde Guerre mondiale, alors vous pensez bien que ces découvertes ont interpellé. On s’est donc intéressé de très, très près à ce composé métabolisé naturellement à très faibles doses dans notre organisme. Une étude sérieuse a été menée sur des souris, principalement au centre de recherche sur le cancer Hutchinson, à Seattle.
Lucie essayait de noter au fur et à mesure. Cerveau fabrique H2S, centre cancer à Seattle, étude sur souris…
— Après d’innombrables échecs, les chercheurs ont finalement découvert qu’en faisant inhaler aux souris une dose extrêmement précise de sulfure d’hydrogène, elles se mettaient en « animation suspendue » : leur fréquence respiratoire passait d’une centaine de cycles par minute à moins de dix, et leur cœur ralentissait considérablement. Il suffisait ensuite de les mettre dans un environnement froid pour que leur température chute drastiquement et conserve cet état de veille organique. Les souris reprenaient alors tranquillement leur activité quelques heures plus tard, après réchauffement, et sans aucune séquelle.
Rapidement, il s’empara d’une feuille blanche et fit un croquis.
— Avez-vous déjà joué aux chaises musicales ? Des candidats tournent autour de chaises et, au signal, tous peuvent s’asseoir sauf un, qui est éliminé. Imaginez une cellule organique identique à une table ronde, avec, autour d’elle, des chaises libres, où s’installent d’ordinaire des atomes d’oxygène, qui permettent aux cellules de respirer. Vous visualisez ?
— Tout à fait.
— On a découvert que le sulfure d’hydrogène possédait la propriété de « voler » les chaises de l’oxygène. Comme dans le jeu des chaises musicales, les chercheurs ont pensé que l’on pourrait donner à des souris un peu de sulfure d’hydrogène qui viendrait s’approprier les emplacements réservés à l’oxygène. Disons que le sulfure occuperait huit chaises musicales sur dix. De ce fait, les cellules ne pourraient pas utiliser, pour « respirer », les chaises occupées par le sulfure, et elles se mettraient, en conséquence, à économiser considérablement les deux atomes d’oxygène disponibles sur les deux dernières chaises. Vous comprenez ?
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