Les lacets se succédèrent, dangereux, glissants. Le commissaire stoppa au milieu de la route.
— Je n’en peux plus de rouler sur cette patinoire. Vas-y, toi.
Ils échangèrent leur place. Lucie roulait à gauche, côté flanc de montagne, dans les passages les plus délicats, ce qui contraignit Sharko à s’accrocher à son siège.
— Tu conduis encore plus mal que moi !
— Oh, ça va les critiques.
Le relief s’inversa, la descente emporta le véhicule dans sa gueule noire, avant que palpitent, quelque part, les premières lumières de la civilisation. C’était le début d’après-midi, mais ces gens coupés du monde avaient allumé chez eux.
Des ermites, des autochtones vivant loin de tout , songea le commissaire.
Ils roulèrent au pas dans les rues mortes. Pas un passant. Juste deux, trois ombres au bord de timides boutiques. On était loin de l’ambiance des grandes stations de ski à la mode. Les flics passèrent sur un pont puis sortirent de la ville presque aussitôt. Le GPS les emmena le long d’un torrent furieux, gonflé des eaux glaciales de l’hiver. Ils roulèrent encore trois minutes puis, à en croire l’appareil, ils étaient arrivés. Mais, autour d’eux, rien d’autre que des pins, de la neige et la montagne. Sharko désigna un chemin à travers les arbres, assez large pour qu’une voiture puisse s’y engager.
— Là-bas.
— Très bien. On va se la jouer discret.
Lucie éteignit les phares et rangea la 206 sur le bas-côté. Son compagnon enfila son bonnet, sortit son arme et posa pied à terre. Lucie se mit face à lui, l’empêchant de passer.
— Ce soir, on doit faire l’amour. Alors, pas de conneries. D’accord ?
— Tu ne fais plus la gueule ?
— À toi si, mais pas à tes petites bestioles.
Elle s’engagea sur le chemin. Il n’y eut plus que le craquement croûteux de la neige sous leurs pas et les hurlements du vent. Devant eux se dessina une voiture puis de la lumière en arrière-plan. Sharko se dirigea vers la Mégane bleue. Il posa sa main sur le capot.
— Encore chaud. Je crois que c’est lui qui nous a doublés tout à l’heure.
Comme Sharko, Lucie n’avait pas mis ses gants : elle voulait sentir la queue de détente de son Sig Sauer, ce contact direct avec la mort. Le froid l’envahissait progressivement, il lui dévorait les doigts. Des traces de pas se devinaient de la Mégane jusqu’à la maison. Des empreintes larges, immenses. Sa gorge se serra plus encore. En face, la grande bâtisse était en vieille pierre et en bois, le toit ressemblait au chapeau d’un champignon. Tous les volets étaient fermés, mais de la lumière filtrait entre les lattes en bois.
Sharko avançait courbé, serrant les dents à chaque craquement que ses pas provoquaient dans la neige. D’un coup, Lucie et lui se glissèrent derrière les arbres.
La porte d’entrée venait de s’ouvrir.
Les deux flics s’accroupirent dans la neige, cachés derrière un tronc. Une ombre apparut et, de façon aussi brusque qu’inattendue, sauta sur le côté du perron pour disparaître en courant dans les bois. Lucie voulut immédiatement embrayer, mais la violence de son démarrage lui provoqua une puissante brûlure dans les tendons de la cheville. Elle progressa de quelques mètres seulement et dut s’arrêter, frappée de douleur.
Sharko la doubla et se rua dans la neige.
En dix secondes à peine, il n’était plus là.
L’arme au poing, Sharko enjamba les congères, chuta, se redressa et, une fois le chemin traversé, s’enfonça à son tour dans la forêt noire. Instantanément, il sentit ses muscles se gorger de sang, l’oxygène refluer par ses narines. Tout tournait, s’emmêlait dans sa tête. Brièvement, il entraperçut la silhouette courbée, entre les troncs, avant que la visibilité se réduise de nouveau. Elle était à quarante mètres devant lui, peut-être plus. Le froid le cingla davantage, toujours plus piquant. Sharko n’essaya même pas d’ajuster un tir. Trop de palpitations, et ses mains devaient ressembler à des pains de glace de toute façon.
Le flic peinait, sa poitrine s’enflammait déjà, ses chaussettes, dans ses mocassins, étaient trempées. Il maudit sa foutue manie d’enfiler des costumes par tous les temps et chercha le second souffle, accélérant encore la cadence.
Lucie avait vu Sharko droit devant elle, comme avalé par un monstre de glace. Elle s’était redressée et s’en voulait à mort. Elle courait d’habitude plus vite que lui et elle l’avait laissé partir. Elle souffla un grand coup sur ses mains pour les réchauffer, indécise pendant deux ou trois secondes. Que faire ? Elle empoigna son pistolet et tira la culasse, qui résonna dans un claquement sec. Puis réfléchit.
Non, inutile de s’engager dans le bois avec une telle douleur à la cheville. L’espace d’un instant, elle se dit qu’ils auraient dû se présenter ici avec du renfort. Elle sortit son téléphone portable. Malheureusement, à cause de la tempête, il ne captait pas. Ses yeux se braquèrent vers la sinistre demeure. Elle longea les pins et remarqua un petit soupirail, à droite du porche, au ras de la neige, éclairé de l’intérieur. Une fois devant la porte de la maison, elle la poussa brusquement et se plaqua contre le mur extérieur, retenant son souffle. Aucune réaction. Elle osa un, puis deux regards, canon braqué. Personne. Par petites expirations, elle pénétra dans le salon. Pas de coup de feu ni d’attaque : Agonla était probablement seul et l’unique voiture, dans l’allée, le confirmait. Elle balaya la pièce des yeux avec plus d’attention. Le téléviseur était allumé. La cheminée crépitait, des flammes se déployaient, nerveuses. Quelque part sous la toiture le vent sifflait.
Elle s’approcha prudemment, toujours sur le qui-vive. La pièce sentait le renfermé et la viande fumée. Agonla devait être terré ici comme une taupe. Les murs étaient aussi en pierre, jointoyés à l’ancienne. De grosses poutres zébraient le plafond, très haut. Lucie pensa à l’intérieur d’une vieille auberge médiévale. Comme une résonance à sa propre entorse, elle vit une paire de béquilles posées près d’un fauteuil, puis aperçut une autre porte ouverte, rembourrée de l’intérieur avec de l’isolant thermique — ou phonique. Un escalier. Une cave. D’où provenait la lumière du soupirail.
L’envie que tout s’arrête. Voilà ce qui poussait Sharko à puiser dans ses réserves, à s’arracher les poumons jusqu’à plonger son organisme dans le rouge. Le vent crachait de travers, aussi la partie gauche de son visage avait pratiquement gelé. Autour, les arbres se resserraient en une trame maléfique, comme s’ils voulaient l’écraser, l’humilier. Chaque mètre qu’il faisait était identique : des pins hiératiques, de la neige, un relief hostile en trompe-l’œil.
Avec la visibilité réduite, Sharko avait perdu son objectif de vue mais il savait qu’il s’en était rapproché. L’autre semblait courir beaucoup moins vite, courbé, ramassé. Le flic suivait le sillon creusé par les chaussures et les tibias de son prédécesseur. Les amas de neige atteignaient quarante ou cinquante centimètres à certains endroits. Il pensa à sa chevauchée, la nuit précédente, vers les marécages. Comme si, d’un coup, passé et présent se mêlaient. Il se retourna brièvement, incapable de dire où il était. S’il se perdait ici, si la neige recouvrait ses traces, c’était l’affaire de trois ou quatre heures avant qu’il crève de froid. Les montagnes ne pardonnaient pas.
Il continua sa progression, lourd, essoufflé. Il lui fallait Agonla, et vivant, si possible. Dans cette monotonie abjecte, il y eut alors une variation, un sursaut acoustique pareil à une note échappée d’une partition. Le flic tendit l’oreille : quelque part, de l’eau s’écoulait. Il pensa alors au torrent. C’était droit devant lui. Dans un sursaut de volonté, il parvint à accroître de nouveau la cadence de ses pas.
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