— Je sais.
Il s’éloigna et ajouta, juste avant de sortir :
— Pour votre cheville, n’oubliez pas de changer les bandes Elastoplast tous les deux jours. Et évitez de trop courir.
— Ma cheville, c’est du détail.
Il disparut dans le couloir. Lucie s’assit doucement sur le lit. Quelle ironie du sort de se retrouver dans l’hôpital qui les avait menés à Philippe Agonla. Elle serra la main de son compagnon — cette main qu’elle avait palpée alors qu’on l’embarquait dans l’ambulance, une main qui avait été glaciale comme la mort.
Il s’était battu pour vivre.
Il s’était battu pour elle.
Elle se pencha vers son oreille, essuyant une larme de la manche de son pull-over.
— Toi, une poupée de porcelaine ? Ils me font rire. On ne se débarrasse pas d’un Sharko comme ça. Le seul truc, maintenant, c’est que ton costume anthracite est fichu.
Elle essayait de se rassurer de cette façon, mais la peur de se retrouver seule lui nouait les tripes. Elle lui caressa la joue et resta à ses côtés longtemps, n’osant imaginer ce qu’elle aurait fait sans sa présence forte et réconfortante.
— Tu es revenu dans ce monde qui te fait si peur, murmura-t-elle. Tu as beau me répéter sans cesse le contraire, quelque part, ça prouve que tu y crois encore. Je sais que tu y crois encore.
Elle resta longtemps sans bouger, simplement à le regarder.
Plus tard, un gendarme qu’elle n’avait jamais vu l’invita à venir discuter dans le hall. Il s’appelait Pierre Chanteloup et dirigeait la section de recherche de Chambéry — l’équivalent de la police criminelle, mais côté gendarmerie. Il proposa de lui payer un chocolat chaud.
Alors qu’il attendait que les gobelets se remplissent, Lucie en profita pour écouter les messages sur son portable : Nicolas Bellanger s’inquiétait de leur absence de nouvelles, il avait essayé de joindre Sharko, sans succès — et pour cause : son téléphone devait reposer quelque part au fond de l’eau, de même que son arme de service. Lucie soupira. Il allait falloir lui expliquer tout ce cafouillage, et vite.
Le gendarme lui tendit sa boisson brûlante.
— Comment va votre collègue ?
— Il va s’en sortir, c’est un costaud. Merci pour le verre.
Il hocha brièvement le menton en guise de réponse. Pas le genre à s’étaler en banalités. Il portait un blouson en cuir style aviateur, avec le col blanc en laine, et des bottes qui ressemblaient à des rangers. Il n’avait pas quarante ans. Les deux officiers dénichèrent un endroit calme pour discuter. Avec ce qui tombait dehors, Lucie avait l’impression d’être au milieu de nulle part, pareille à ces scientifiques isolés sur leur base polaire.
— Voilà cinq bonnes heures qu’on essaie de comprendre ce qui s’est passé, là-bas, chez Philippe Agonla, fit Chanteloup. Les gendarmes de Rumilly ont tout salopé, bonjour la recherche d’indices.
— Je crois que personne ne s’attendait à découvrir ça.
— Ouais… Vous êtes OPJ, la Criminelle en plus, vous êtes censée avoir l’habitude, non ? Vous auriez pu contrôler la situation.
Lucie sentit immédiatement que ce type n’allait pas lui plaire. Elle prit un ton de voix ferme, histoire qu’il comprenne à qui il avait affaire :
— Mon collègue avait disparu dans un torrent glacé, on l’a arraché de justesse à la mort. La situation était un peu atypique, vous ne croyez pas ?
Il la fixa d’un air impassible.
— Vous avez des infos pour moi, je présume.
— Quelques-unes, oui, répliqua Lucie. C’est peu de le dire.
Le gendarme sortit une feuille remplie de notes. Ses yeux étaient froids et bleus comme les parois d’une crevasse. Il se racla la gorge.
— Si on reprend dans l’ordre, vous avez expliqué aux gendarmes de Rumilly que, grosso modo , Agonla avait assassiné un journaliste parisien, un certain… Christophe Gamblin, c’est bien ça ? Et ce serait ce qui vous a amenée chez lui ?
Lucie acquiesça. Elle lui relata la façon dont les équipes parisiennes étaient remontées jusqu’à Philippe Agonla, sans rien occulter : les articles de journaux, l’interrogatoire des survivantes, le sulfure d’hydrogène, la blanchisserie… Le gendarme écoutait avec attention, tout en gardant un air de roc. Il agita finalement la bouche de droite à gauche.
— Ce que vous me racontez là me pose un sérieux problème.
— Du genre ?
— Aux dernières nouvelles, Agonla a eu un accident de la route en 2004. Il a la jambe gauche foutue et ne se déplace plus sans ses béquilles. Il n’a plus de voiture depuis longtemps, ni aucun autre moyen de locomotion, d’ailleurs. Le seul endroit où il est capable d’aller, c’est à l’épicerie du coin. Donc, expliquez-moi comment il aurait pu faire six cents bornes pour assassiner votre journaliste.
Lucie avala avec difficulté une gorgée de chocolat, stupéfaite, consciente des implications d’une telle révélation. Sharko et elle avaient-ils traqué un tueur qui n’avait rien à voir avec la mort de Christophe Gamblin ? Avaient-ils suivi une fausse piste, sur laquelle le journaliste avait simplement enquêté par ambition personnelle, parce que son métier, c’étaient les faits divers ? Plus que jamais, la flic se sentit perdue, désarçonnée.
Pierre Chanteloup poursuivit :
— Pour le côté tueur en série, par contre, je veux bien vous croire. On a retrouvé trois cadavres de femmes dans le gros congélateur. Elles étaient complètement nues et semblaient… endormies. Sous ces corps superposés, il y avait, dans des sachets, sept photos d’identité, sept photocopies de permis de conduire et sept clés.
— Il a dû se procurer tout cela alors que les victimes étaient à l’hôpital. Les copies des permis sont un moyen simple d’obtenir leur adresse.
Chanteloup fixait Lucie de ses yeux profonds, et lui tendit une photocopie couleur. Les photos d’identité avaient été placées côte à côte, et scannées ensuite. Des femmes brunes, regards clairs, toutes jeunes d’apparence. Tant de vies arrachées, songea Lucie. Un prénom et un nom étaient inscrits sous chacune d’elles.
— Vos quatre victimes des lacs sont bien là, fit Chanteloup. Véronique Parmentier et Hélène Leroy, décédées, ainsi que Lise Lambert et Amandine Perloix, revenues de l’au-delà après une sévère hypothermie. Ça s’est passé de 2001 à 2004. Quant aux trois femmes du congélateur, elles sont issues des régions PACA et Rhône-Alpes, elles aussi. Elles ont toutes disparu entre 2002 et 2003, sans laisser la moindre trace.
Disparues, mais jamais retrouvées, songea Lucie. Ça explique que le lien avec les victimes des lacs n’ait pas été fait .
— Disparues avant l’accident d’Agonla, fit la flic. Mince. Ça veut dire…
— … Que ça fait presque dix ans qu’elles sont enfermées dans sa cave, congelées comme des paquets de viande.
Lucie regarda un brancard passer, pensive. Elle essayait de reconstituer la trajectoire d’Agonla, sa folie. Si certains éléments se précisaient, elle ne parvenait toujours pas à lire dans les angles morts, à comprendre les motivations profondes du tueur en série. Dans tous les cas, il avait enlevé et tué bien plus qu’elle ne le pensait, sans que jamais personne ne s’aperçoive de rien. Un pur produit du mal, qui avait agi en toute tranquillité au fond de ses montagnes.
La flic revint dans leur conversation.
— On sait comment ces femmes enfermées dans le congélateur sont mortes ?
— Pas encore. Les deux premiers corps sont propres, comme… immaculés. Pas de coups, de blessures, de sévices, d’après l’examen externe. Quant au troisième, celui du dessus qui est, on le suppose, le dernier cadavre de la série, il a une marque caractéristique de strangulation, réalisée avec un filin, ou quelque chose dans le genre.
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