Barré par le serpent d’eau, son gibier allait être pris au piège.
Le corps lui apparut soudain, démantibulé comme un pantin, en bas des marches. Lucie tenait son flingue à deux mains, les yeux écarquillés.
Elle braquait Philippe Agonla. Ou ce qu’il en restait.
Il était immobile, les yeux ouverts vers le plafond, ses grosses lunettes à culs de bouteille écrasées en travers de sa figure. Quelque chose de sombre et visqueux coulait à l’arrière de son crâne. La flic descendit prudemment, prête à ouvrir le feu au moindre geste. Mais Agonla n’était plus de ce monde. La bouche serrée, elle posa deux doigts sur sa gorge. Pas de pouls.
Elle se redressa, abasourdie. Si Agonla était ici, raide mort, qui Sharko poursuivait-il ?
Elle observa sur le côté. La tête avait dû percuter le mur latéral, en témoignaient les marques de sang frais. Quelqu’un avait-il poussé Agonla dans l’escalier ?
Soudain, la porte de la cave claqua derrière elle. Lucie crut que son cœur allait exploser. Elle remonta en quatrième vitesse, persuadée qu’on l’avait enfermée. Elle l’ouvrit nerveusement.
Personne.
La porte d’entrée, en arrière-plan, se mit à osciller frénétiquement et finit par se refermer violemment, elle aussi.
Un courant d’air…
Lucie dut s’asseoir deux secondes, tant sa poitrine lui faisait mal. Elle essaya de retrouver ses esprits, pas le moment de flancher. Elle lança un regard vers le cadavre, écrasé dans le virage de marches. L’étrange luminosité de l’éclairage creusait des ombres inquiétantes sur ce visage fixe, disgracieux, aux yeux globuleux et noirs.
En boitant, Lucie sortit de la maison et appela Sharko. Ses cris lui parurent bien dérisoires, le vent dévorait, cisaillait, bâillonnait. Elle se planta dans le froid, chercha les traces de pas, en vain. Elle hurla, encore et encore, et n’obtint pour seule réponse que le rire sournois du grand vide.
Les eaux glaciales et impétueuses du torrent se dessinèrent enfin derrière les rafales de flocons. Sharko allait crever d’essoufflement. Ses yeux voyaient trouble. Certains troncs se dédoublaient, les creux et les bosses oscillaient, grossissaient, rapetissaient. Il braquait son arme partout, au moindre craquement. Du bras, il chassa la neige collée à sa joue et à son front. Son bonnet était resté accroché à une branche, quelque part, et ses cheveux étaient trempés. Ses pas pesaient des tonnes, ses pieds lui faisaient mal. Où était sa cible ?
Sharko plissa les yeux. Le sillon d’empreintes fonçait droit vers la rive surélevée de la rivière. Était-il possible que l’homme ait sauté là-dedans et qu’il ait traversé ? Les eaux étaient grises, bouillonnantes et semblaient profondes. Droit devant, de gros rochers en déchiraient la surface, provoquant des remous puissants qui dévoraient les flocons. Le courant était fort, bien trop fort pour espérer traverser sans se faire emporter.
Et pourtant, le sillon…
Le flic s’approcha encore, interloqué, les yeux rivés sur l’autre berge. Au moment où son pied se plantait au bord de la rive, une ombre, jaillie du dessous, se détendit et le tira violemment par le col de son caban. Sharko eut le temps de se dire Merde ! avant que son flingue lui échappe des mains, que son corps bascule dans le vide et tombe dans les flots enragés du torrent.
La seconde d’après, l’homme se releva du renfoncement dans lequel il s’était caché puis regarda le flic se faire emporter par les rapides, ses mains cherchant à agripper l’air, dans une eau qui ne devait pas dépasser les 5 °C.
Le visage de Sharko disparut sous la surface et ne réapparut plus.
Ensuite seulement, l’homme se mit à courir vers la forêt.
Lucie essaya de nouveau son portable.
— C’est pas vrai ! Temps de merde ! Région de merde !
Inquiète, elle scruta les alentours. Où était Franck ? Pourquoi n’était-il toujours pas revenu ? Elle leva les yeux et aperçut un câble téléphonique. Elle retourna à l’intérieur et dénicha le téléphone, dans un coin, à gauche de la cheminée. Elle décrocha. Tonalité. Une bonne vieille ligne fixe. Numéro 17. Un gendarme au bout de la ligne. Tant bien que mal, Lucie expliqua la situation : le cadavre de Philippe Agonla, découvert chez lui, probablement assassiné. La fuite d’un homme dans les bois. Il fallait du renfort, et vite. Elle donna l’adresse, remonta les pans de son manteau et descendit dans l’allée enneigée, l’arme au poing.
Elle imagina un instant le drame — Franck, blessé quelque part dans cette forêt, se traînant dans la poudreuse — puis se ressaisit : il avait déjà traversé bien pire et s’en était sorti chaque fois. Pourquoi faudrait-il que cela cesse aujourd’hui ? Et puis, il était armé.
Pourtant, face aux ténèbres, à cette grande forêt muette, l’angoisse monta, d’un coup, et une autre intuition — vraiment mauvaise, cette fois — l’étrangla. Elle se dirigea vers l’extrémité de l’allée, le visage tout rouge et les larmes au bord des yeux. Le prénom de l’homme qu’elle aimait s’échappa de sa bouche dans un cri douloureux.
— Franck !
Seul le silence.
Elle rebroussa chemin, plongea des poignées de neige à l’intérieur de sa chaussette droite, histoire d’atténuer la douleur de ses tendons, et disparut à son tour dans les bois, sans cesser de crier.
Elle savait, cette fois, qu’il était arrivé quelque chose de grave.
Parce que, de la Mégane bleue de l’assassin d’Agonla, ne restaient plus que les traces de pneus.
Lucie était recroquevillée près de la cheminée, les mains serrées autour d’un café chaud.
Étreinte par le silence et la mort.
Les yeux rivés vers la fenêtre où sévissait encore la tempête, elle était trempée et elle tremblait, incapable de se réchauffer. Il faisait presque nuit dehors, un vent terrible hululait dans les interstices de la vieille baraque. La nature était furieuse, et elle avait décidé de ne pas pardonner, cette fois.
Sharko, mort.
Non, Lucie ne pouvait s’y résigner.
Un grand homme moustachu, qui semblait fort comme dix bœufs, s’approcha avec des couvertures de survie. Il tenait un talkie-walkie dans la main.
— Mettez-vous en sous-vêtements et couvrez-vous de ces couvertures, ou vous allez nous faire une pneumonie. C’était du suicide d’essayer de traverser ce torrent. Imaginez qu’on soit arrivés cinq minutes plus tard.
Presque inerte, Lucie fixa le gendarme dans les yeux. « Capitaine Bertin », indiquait une bande sur sa parka bleu et blanc. La bonne quarantaine, une gueule carrée de montagnard.
— Combien… Combien d’hommes le long du torrent ?
— Trois pour le moment.
— C’est trop peu. Il en faut encore.
Bertin ne parvenait plus à cacher son embarras. Son regard fuyait.
— Avec les deux hommes ici et moi-même, c’est tout ce qu’on a. On attend du renfort de Chambéry. Malheureusement, avec les conditions météo, ils vont mettre du temps à arriver, et l’hélicoptère ne décollera pas.
Lucie détestait la façon dont il avait prononcé cette dernière phrase. À l’écouter, c’était comme si tout était déjà fichu, terminé. Elle n’en pouvait plus d’attendre et, pourtant, il n’y avait que cela à faire. Chaque seconde qui s’écoulait était comme une marche supplémentaire vers la mort. Depuis combien de temps Sharko avait-il disparu ? Trente, quarante minutes ? Lucie avait retrouvé son bonnet accroché à une branche, proche du torrent. Il était tombé dans cette eau glaciale, elle en était presque sûre. Combien de minutes pouvait-on survivre à de telles températures ? Sharko était bon nageur, mais le cours d’eau était puissant, impitoyable. S’il n’avait pas succombé à un choc thermique, alors ses muscles avaient dû s’engourdir instantanément et…
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