— Ce que je vais vous dire doit rester ultra-confidentiel. Je compte sur votre discrétion la plus absolue. Vous n’en parlerez pas à vos chefs, à personne pour le moment avant que mes propres patrons vous donnent le feu vert.
— Vous pouvez me faire confiance.
— Bon… On sait que le virus de la grippe a commencé à se propager entre les populations d’oiseaux migrateurs sur une île allemande, le 7 novembre. Quelqu’un est allé là-bas, a disposé des cadavres d’oiseaux infectés de façon à former le fameux symbole des trois cercles, et a laissé agir la nature.
Kruzcek écarquilla les yeux.
— Bon Dieu !
— Au contact des oiseaux morts, les migrateurs ont attrapé le virus et se sont envolés avec. Certains sont morts durant le trajet, d’autres ont joué le rôle de vecteur sans être malades. C’est en France qu’a eu lieu le premier contact oiseau-humain. Un individu a attrapé le virus, qui s’est mis à se répandre dans la population, d’homme à homme.
Sharko ne lâchait pas toute la vérité, il ne parlait pas de la contamination au Palais de justice, mais il savait que les informations qu’il diluait étaient suffisantes pour que Kruzcek le croie.
— C’est donc parti d’un acte terroriste sur cette fameuse île, fit le Polonais.
— Pas vraiment, l’attaque terroriste aurait été plus brutale et aurait cherché à faire un maximum de victimes en peu de temps. Et puis, il y aurait eu des revendications. On a affaire ici à l’acte isolé d’un grand malade qui en veut à la Terre entière. Un être qui n’existe que pour nuire.
— Votre fameux Homme en noir.
— En personne, oui.
Ils arrivaient aux abords du village. De vieilles machines agricoles traînaient le long des façades, des poules couraient au milieu de la rue, des cochons étaient cloisonnés dans des abris de tôles. On était dimanche, les enfants jouaient dans la rue, bien couverts. Sharko avait baissé sa vitre. L’odeur était devenue plus ténue, mais présente quand même. Kruzcek tourna dans une rue et roula jusqu’à la dernière maison isolée. C’était celle de la famille assassinée.
— Comme vous l’avez dit, ce segment humain dans le virus prouve que des hommes l’ont donc contracté auparavant, et sans qu’aucun centre de surveillance de la grippe s’en aperçoive.
— Sauf si le virus est sorti d’un laboratoire ? D’une manipulation génétique où l’on aurait inséré la partie humaine ?
— Il n’est pas sorti d’un laboratoire…
Les deux hommes mirent pied à terre et se dirigèrent vers la maison. Kruzcek avait les clés. Il attendit la suite, immobile devant la porte.
— … On a découvert qu’une scientifique corrompue avait analysé clandestinement des centaines et des centaines d’échantillons dont on ignore la provenance. Parmi eux, il y a l’échantillon très particulier du 5 octobre. On a la quasi-certitude que c’était celui de la grippe des oiseaux. La scientifique n’a rien dit à personne, elle a gardé cette découverte pour elle. On pense qu’elle a ensuite remis cet échantillon à quelqu’un, qui a sans doute répandu le virus un mois plus tard sur l’île allemande.
Kruzcek ouvrit la porte, ils entrèrent. La pièce était glaciale. De la buée sortait de la bouche des flics à chaque expiration. Au sol, sur le carrelage bleu et blanc, il y avait encore les marques laissées par la police scientifique : des traces de craie jaune, qui indiquaient la disposition des cadavres. Puis du sang, aussi. Sec, noir. Il s’était incrusté dans les joints. Ce lieu garderait pour l’éternité l’empreinte du massacre.
Sharko leva les yeux vers les murs. Toutes les croix chrétiennes avaient été retournées, sans exception. Il croisa les bras au niveau de la poitrine, comme pour se réchauffer. Même s’il n’était pas croyant, cette symbolique du diable, du Mal absolu le mettait mal à l’aise. Au-dessus de sa tête, sur l’une des poutres, il repéra le symbole des trois cercles.
— Le 5 octobre… répéta le Polonais. Les Jozwiak sont morts ici même aux alentours du 6 ou du 7 octobre, d’après le légiste. Ça ne peut pas être une coïncidence.
— Ça n’en est pas une. Si le virus était à l’intérieur d’êtres humains avant de se retrouver sur l’île allemande et qu’il ne s’est pas propagé dans les populations, c’est parce qu’on ne lui en a pas laissé le temps. On a supprimé ses hôtes.
Les deux hommes se regardèrent quelques secondes en silence. Sharko fixa les traces au sol.
— J’ai l’impression qu’on a retrouvé les tout premiers porteurs de la maladie. Le virus a sans doute pris naissance à l’intérieur des porcs et s’est retrouvé dans ces lagunes de déjections. Il a été transporté jusqu’ici par des insectes ou des chiens, ayant entamé je ne sais quelle mutation. Peut-être qu’il… a encore muté dans la cour à bestiaux des Jozwiak, au milieu de leurs volailles.
— Et qu’il a fini par les contaminer, eux.
Sharko tourna sur lui-même. Ses propres pensées lui donnaient le vertige.
— J’ai la quasi-certitude que les Jozwiak étaient les patients zéro.
Sharko s’était mis à aller et venir, se tenant le menton.
— Réfléchissons. Le 2 octobre, les Jozwiak appellent le médecin parce qu’ils sont malades. On leur diagnostique une grippe. Le 5 octobre, un tube est entre les mains d’une laborantine française qui détecte la grippe des oiseaux. Un ou deux jours plus tard, un assassin vient ici et élimine toute la famille, tuant par la même occasion le virus. Question : si notre raisonnement est exact, si ces gens sont les porteurs zéro, comment le tube contenant le microbe de leur maladie a-t-il pu se retrouver trois jours plus tard à mille trois cents kilomètres d’ici ? Qui pouvait être au courant ?
Kruzcek prit la direction de la sortie et énonça la réponse que Sharko avait déjà.
— Leur médecin.
Recroquevillée dans un coin, Amandine ignorait combien de temps s’était écoulé.
Il lui semblait avoir vacillé à plusieurs reprises. Avec cette chaleur, cette humidité étouffante, ses nerfs et son corps avaient lâché, tandis qu’une migraine violente l’avait terrassée. Elle avait dû tomber dans les vapes, se réveiller, sombrer de nouveau…
Était-ce encore la nuit ? Quel jour était-on ?
Dimanche… Oui, dimanche, se rappelait-elle. Désorientée par l’obscurité, elle entendait toujours les horribles bruissements autour d’elle. Il fallait qu’elle se sorte de cet enfer. Elle songea à Phong de tout son cœur. Elle pensait toujours à lui dans les situations les plus difficiles. Elle voulait le voir, le serrer contre elle, le caresser.
Ces pensées furent suffisantes pour qu’elle y puise un peu de courage. Elle devait bouger, mais ses muscles semblables à de la pierre refusaient de lui obéir. Avec un gros effort, elle se mit sur les genoux et avança droit devant elle en tâtonnant. Elle transpirait, la tête lui tournait et elle était déshydratée.
Elle atteignit enfin la porte en silence. Y plaqua son oreille, tentant de modérer sa respiration. Pas un bruit de l’autre côté. Si les deux individus avaient cru à son appel aux policiers, ils avaient dû finir par prendre la fuite.
Elle décida de rester là sans bouger une bonne demi-heure. Essayant de deviner si quelqu’un attendait dans l’autre grande pièce qu’elle tombe dans le piège. Les minutes qui s’écoulèrent furent les plus longues de sa vie. Après un certain temps, elle jugea qu’il n’y avait plus personne, qu’il fallait tenter une sortie. Ses mains tremblèrent lorsqu’elles déverrouillèrent la porte.
Dans une grande inspiration, elle l’entrebâilla, prête à refermer au moindre bruit.
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