Adamczak se sentit mal. Il partit s’asseoir au salon, laissant la porte ouverte. Les deux policiers le suivirent et restèrent debout face à lui. L’homme se tenait la tête.
— Expliquez-nous.
Acculé, le médecin garda le silence quelques instants, tête baissée, avant de la redresser et de se mettre à parler.
— Un homme du nom d’Henri Ommeno est venu me voir au début de l’année. En janvier… Il attendait son tour dans mon cabinet, comme n’importe quel autre patient, mais il avait un masque respiratoire sur le visage. Il connaissait mon cursus, mes centres d’intérêt, il savait que j’allais dans les villages proches de la BarnField le mercredi. Il s’est présenté comme le financier d’une grosse industrie pharmaceutique française, Tadeus, qui travaillait sur un projet concernant les mutations des virus respiratoires, les paramyxovirus, les parainfluenza, les pneumovirus…
Tadeus… L’un des plus gros laboratoires pharmaceutiques français, se rappela Sharko. Il s’assit face au médecin pour bien l’observer dans les yeux. Son homologue polonais l’imita.
— Cet homme n’y est pas allé par quatre chemins et m’a fait une proposition. Il voulait que je continue mes tournées dans les trois villages voisins de la BarnField mais que, pour chaque soupçon de grippe, je réalise un prélèvement. Je devais ensuite simplement l’envoyer par la poste depuis Szczecinek et n’en parler à personne, bien sûr. C’était tout. Il proposait de me payer une sacrée somme par échantillon.
Le policier se tourna vers Sharko.
— Szczecinek est une grosse ville, à vingt kilomètres d’ici…
Il revint vers le médecin.
— Combien il vous donnait ?
— L’équivalent de trois cents euros par échantillon. Il ne voulait pas qu’il y ait de traces, il m’a expliqué que le financement de leur projet n’avait rien d’officiel, que… les fonds provenaient de donateurs privés qui avaient des parts dans l’entreprise. Il m’a montré un moyen simple pour le virement de l’argent. Par Internet, dans une monnaie qu’on appelle les bitcoins.
Il soupira longuement.
— Au départ, j’ai bien évidemment refusé, je ne voulais pas entrer dans ce genre de magouille, ce n’était pas net du tout. Mais il m’a dit que j’étais libre de décider ou pas, il m’a juste laissé un moyen de le recontacter si j’étais intéressé. Pas de pression, pas de menace, rien. Il est parti, c’est tout.
— Il vous proposait de le recontacter par le Darknet, c’est ça ?
— Oui, il m’a expliqué comment tout ceci fonctionnait… Le Web souterrain, l’anonymat absolu… Je pouvais le joindre à l’aide d’un logiciel spécial. Cet homme avait un drôle de pseudonyme sur Internet.
— Lequel ?
— Il se faisait appeler l’Homme en noir.
Sharko et Kruzcek se regardèrent avec gravité. Le flic français sentit une boule dans sa gorge. Après tous ces jours d’enquête, tous ces kilomètres, il tenait une trace physique de ce fantôme qu’il traquait.
— … Cette étrange visite m’a empêché de dormir des jours et des jours. Je ne suis qu’un petit médecin de campagne pas bien riche, j’ai réfléchi et je… (Il soupira.) J’ai répondu. J’ai dit que je le ferais. Après tout, ce n’étaient que de simples prélèvements qui seraient utilisés pour la recherche. Il n’y avait là aucune faute grave. Alors, je me suis procuré des kits auprès d’un laboratoire de Poznań, j’ai commencé les prélèvements, j’ai envoyé les échantillons depuis Szczecinek et… j’ai reçu l’argent. Sans avoir aucune nouvelle de cet homme.
Il serra les lèvres et secoua la tête de dépit.
— Vous auriez dû me parler de ces prélèvements quand je suis venu vous interroger sur la disparition des médicaments, annonça le policier polonais. Vous aviez forcément fait le rapprochement avec le massacre des Jozwiak.
— Je sais, je me doutais qu’il devait y avoir un rapport mais… comment imaginer lequel ? J’étais coincé. Je suis désolé.
— Vous pouvez l’être.
— À quelle adresse envoyiez-vous les résultats ? demanda Sharko.
Le médecin se leva et prit un papier dans un tiroir qu’il tendit au policier français. Il y avait plusieurs identités, plusieurs adresses… Noisy-le-Sec, Bourg-la-Reine, Pantin.
— Il fallait que j’alterne entre ces adresses.
Ainsi, les livraisons se faisaient à différents endroits de banlieue parisienne afin de noyer le poisson. Sharko songea à un circuit aux multiples intermédiaires, cloisonné, destiné à brouiller toutes les pistes.
— Vous savez qui sont ces gens à qui vous envoyiez les échantillons ?
Le médecin secoua la tête.
— Et, évidemment, envoyer à des endroits différents ne vous a pas paru suspect, ajouta Sharko.
Silence du médecin. Sharko recopia les adresses sur son carnet et transmit le papier original à son homologue polonais.
— Dites-nous tout ce que vous savez sur l’homme qui est venu vous voir. Cet Henri…
— Ommeno. Henri Ommeno. J’ai réalisé qu’il s’agissait d’une fausse identité quand j’étais devant mon écran, et que j’ai vu affiché « Homme en noir ».
— Une anagramme.
— Oui… Il avait une soixantaine d’années, je dirais, mais il pourrait en avoir moins, il tenait la forme. La seule fois où je l’ai vu remonte à presque un an, et il avait un masque sur le visage. Mais je me souviens bien de lui. Il portait un chapeau, un costume noir de marque, ça se voyait. Très… soyeux… Même ses yeux étaient noirs… Un noir profond, insondable. Il faisait à peu près ma taille. Un mètre quatre-vingts. Cheveux grisonnants, petite barbe ; de grandes rides, très profondes, lui barraient le front comme des entailles. Physique svelte et dynamique. Pas le genre de type qui se laisse aller.
Il croisa les bras, comme s’il avait soudain très froid.
— Je pense qu’il était médecin, lui aussi. Ou en tout cas, qu’il travaillait dans le milieu médical.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Il s’exprimait comme un médecin. La manière dont il parlait des maladies respiratoires, avec des termes très spécifiques que l’on n’emploie que dans notre jargon.
C’était au final cohérent avec son parcours, songea Sharko, et le type d’organisations criminelles qu’il mettait en place. Tout avait chaque fois un rapport avec le corps humain, les maladies, les organes. Il songea également à la façon dont Camille avait été mutilée, aux propos du légiste, qui affirmait que l’assassin était du métier.
— Quoi d’autre ? Était-il français ?
— Je ne sais pas. Mais il parlait très bien l’anglais.
— Et est-ce que lors de vos échanges sur le Darknet il évoquait des « Nègres » ? Comme dans le roman d’Agatha Christie ?
Le médecin acquiesça.
— En effet. À la fin de nos conversations virtuelles, il me demandait toujours de choisir un chiffre entre 1 et 10. Je ne pourrais plus vous citer les répliques, mais chaque fois, des Nègres mouraient en respirant, en nageant, en fumant. Ou piqués par des parapluies. C’était vraiment très curieux. Cet homme était très… troublant.
Des empoisonnements, des meurtres de Nègres… L’Homme en noir avait-il, lors de ses multiples méfaits, tué des gens avec du poison ? Un médecin tueur ? Un exécuteur du passé ? Le bourreau d’une quelconque dictature ? Pourquoi ces énigmes ? Alors que Sharko était plongé dans ses réflexions, le flic polonais se leva et désigna l’ordinateur portable.
— Vous l’embarquez avec vous. Et prenez quelques affaires. Je vous emmène à Poznań.
Le médecin était au bord des larmes. Sharko annonça qu’il sortait passer un coup de fil. Une fois dehors, il leva la tête vers le ciel. Le soleil perçait encore timidement entre les nuages. Il poussa un profond soupir, à la fois frustré et soulagé de tenir une piste sérieuse. L’Homme en noir n’était pas qu’un fantôme, une silhouette sur une photo floue. Ici, en Pologne, il avait été obligé de se dévoiler. De laisser d’infimes traces dans la mémoire du médecin, malgré tous ses subterfuges. Il n’était pas invincible.
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