Sharko téléphona à son divisionnaire, qui était au 36, et entra dans le vif du sujet. Il lui expliqua ses découvertes. Il parla de l’entreprise Tadeus, même s’il était persuadé que l’Homme en noir s’était servi de cette entreprise comme couverture. Puis il lui donna les trois adresses différentes de livraison où les échantillons de grippe des oiseaux avaient atterri.
— Très bien, fit Lamordier. J’appelle immédiatement le juge pour la commission rogatoire, et je mets Casu et Levallois sur le coup. On va faire le tour de ces adresses.
— Jacques Levallois est revenu ?
— Ce matin. Sale tête, encore un peu sonné, mais depuis qu’il a appris pour la compagne de Bellanger, il veut en être. Vu le torpillage de nos effectifs, je prends tout ce qui vient.
— Et la liste des égoutiers, ça donne quelque chose ?
— On est dessus, on fait ce qu’on peut. Avancez votre retour, prenez le premier vol. J’ai des demandes du ministère de l’Intérieur et de la DCRI : il me faudrait pour ce soir des profils les plus précis possibles de cet Homme en noir et du tueur déguisé en oiseau, avec toutes les informations. Je mets Levallois sur le profil du second, occupez-vous de celui de l’Homme en noir. On va diffuser aux différents acteurs de l’enquête, des militaires aux scientifiques. Faisable pour vous dans les délais impartis ?
— J’attaquerai la note à l’aéroport, je la terminerai au bureau.
— Parfait, Sharko. Soyez clair, précis, votre papier est d’une importance extrême.
Il raccrocha. Franck soupira et releva les yeux. Le médecin venait de s’installer à l’arrière du véhicule de Kruzcek, entre les sièges pour enfant. Il regarda sa montre : bientôt 10 heures. Le flic polonais s’approcha de lui, une cigarette aux lèvres. C’était la première fois que Sharko le voyait fumer. Il tira sur sa clope et recracha la fumée.
— Si j’ai bien compris le cheminement, l’Homme en noir demandait au médecin d’envoyer en France des prélèvements réalisés au hasard sur des villageois soupçonnés d’être infectés par la grippe ?
— Exact.
— Ces prélèvements étaient ensuite analysés dans un laboratoire par un « complice », jusqu’à ce que celui-ci découvre la grippe inconnue qui a ensuite servi à contaminer des oiseaux, puis des humains. C’est bien ça ?
Sharko acquiesça et se mit à expliquer, comme des prémices à la note qu’il allait rédiger :
— L’Homme en noir était au courant des maladies respiratoires dans ces villages, des microbes qui y circulaient et mutaient en permanence. Il est peut-être un médecin mobile, un spécialiste des microbes, quelqu’un en contact avec le terrain en tout cas. À force de faire des analyses de virus où se mêlaient porcs, oiseaux et humains, il espérait sans doute tomber sur un mutant qui transpercerait toutes les défenses immunitaires.
— Il aurait pu patienter des années, non ? On ne peut pas contrôler les aléas de la nature.
— En effet, mais peut-être qu’il était prêt à attendre, justement. Il a bien attendu dix mois, fait analyser des centaines de prélèvements avant de découvrir cette grippe. Il n’est pas pressé, c’est sa force. Les erreurs se commettent souvent dans la précipitation.
Le Polonais lui adressa un sourire.
— Vous êtes un flic très efficace.
— Vous n’êtes pas mauvais non plus.
Sharko lui tendit une carte de visite.
— Tant que j’y pense… Je compte évidemment sur vous pour me transmettre directement tout ce que vous pourrez obtenir du médecin, de son ordinateur, des témoins qui auraient pu croiser l’Homme en noir. Si vous pouviez aussi établir un portrait-robot. Chaque indice, aussi petit soit-il, compte.
— Très bien, mais vous ferez de même.
— On doit faire des synthèses très vite, je vous les transmettrai.
Sharko observa les arbres qui frissonnaient sous le vent. Les premières gouttes de pluie arrivaient.
Son voyage en Pologne avait été fructueux. Il tenait désormais le début de la chaîne.
Restait à atteindre l’autre extrémité.
La mort rassemblait toujours.
Nicolas ne se rappelait pas avoir autant discuté avec son père ces dernières années. Bien sûr, ils avaient continué à se voir, trois ou quatre fois par an, et quand Nicolas se rendait en Bretagne, Armand Bellanger l’emmenait toujours dans de bons restaurants où ils parlaient de la pluie et du beau temps, peut-être parce que, finalement, l’éloignement faisait qu’ils devenaient comme deux étrangers l’un pour l’autre, et qu’ils n’avaient que des banalités à échanger.
Avec une femme décédée d’un cancer, Armand avait l’expérience du deuil. Il ne mâchait pas ses mots sur la difficulté à surmonter l’épreuve, chacune de ses paroles était pour Nicolas comme un coup de fouet qui le lacérait, lui entaillait les chairs. Or, de tout temps, le fouet avait transformé les hommes. Il les anéantissait avant de les rendre plus forts, plus hargneux, plus combatifs.
Depuis des heures, Nicolas était assis au bord de son canapé, une tasse de café froid dans les mains, les yeux rivés sur Brindille roulée en boule sur un fauteuil. Il buvait avec dégoût. Tout lui paraissait désormais fade, sans intérêt. Autour de lui, les couleurs n’étaient plus les mêmes. Plus mélancoliques, privées de leur éclat. Il avait l’impression que la vision des choses qui l’entouraient changeait à chaque instant, s’assombrissait comme un kaléidoscope utilisé au fond d’un trou profond.
Son père sortit de la chambre, tirant une grosse valise derrière lui. Il portait aussi une cage pour la chatte.
— J’ai mis toutes tes tenues de sport là-dedans, tes paires de baskets aussi.
Il posa la valise et la cage le long du canapé et plaqua ses mains sur son ventre.
— Ta venue sera l’occasion pour moi de me remettre un peu au sport, ça ne me fera pas de mal. On va courir au bord de la mer. Tu vas voir, il n’y a rien de mieux que le…
— Elle aimait bien le sport, Camille. Au collège, au lycée, elle racontait qu’elle finissait souvent bien classée à la course à pied, avec ses grandes jambes et… (il frappa au niveau de son cœur)… malgré le moteur Diesel qu’elle avait dans la poitrine. Elle l’appelait comme ça, « moteur Diesel ». Elle s’est toujours battue.
— On se bat tous, Nicolas. En permanence.
— Sauf que nous on est encore vivants.
Nicolas posa son café et enfouit son visage dans ses paumes ouvertes. Il avait encore envie d’ouvrir les vannes, mais les larmes n’arrivaient plus. Il saturait de tous ces souvenirs, ces images de Camille qui s’imposaient à lui en continu. Il la voyait souriante et, l’instant d’après, son cadavre lui apparaissait avec cette grande poitrine vide. C’était une brûlure perpétuelle, que seul le temps qui passe pourrait atténuer.
— Je ne sais pas comment je vais pouvoir surmonter ça, papa.
Nicolas se releva et alla poser sa tasse dans l’évier. L’esprit de Camille habitait chaque tiroir, chaque tintement de porcelaine. Elle était encore là, le jeune homme se retournait, s’apprêtait à la voir, mais il n’y avait rien. Juste l’immobilité des objets inanimés, seulement des empreintes de ce qu’elle fut.
Son père vint couper l’eau du robinet, alors que Nicolas nettoyait sa tasse déjà propre depuis bien longtemps, les yeux perdus dans le vague.
— Il est temps qu’on prenne la route. Mets la chatte dans la cage, et on y va.
Nicolas soupira, les doigts sur le bord de l’évier, demeurant encore quelques secondes immobile. Il savait que, s’il quittait Paris aujourd’hui, il ne serait probablement plus jamais flic. Partir, c’était faire une croix sur sa vie, son passé. C’était se préparer à l’oubli.
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