— Des gens puissants, qui donnent des instructions à des personnes, qui contactent vos propres patrons, qui eux-mêmes vous mettent des bâtons dans les roues et vous ordonnent de laisser tomber. Cependant, une chose est certaine : des milliers de porcs sont entassés dans ces structures. De pauvres bêtes qui ne verront jamais la lumière du jour, qui ne respireront jamais l’air du dehors et qui ne pourront jamais se mouvoir librement.
Des porcs… La grande pandémie de 2009 n’était-elle pas partie d’élevages de porcs au Mexique ? N’y avait-il pas une souche porcine dans le virus des oiseaux de 2013 ? Encore une pièce du puzzle qui parlait à Sharko, qui était cohérente avec un ensemble qui restait encore flou mais qu’il allait bien finir par cerner.
Le véhicule longea au ralenti les interminables barrières.
— BarnField s’est introduite en Pologne en 1999. Des hommes d’affaires sont venus dans mon pays, ont commencé à racheter des porcheries, à signer des contrats avec les producteurs, sont passés par des sociétés polonaises pour se procurer des terres. Une des filiales de BarnField possède neuf marques de viande commercialisées en Pologne, gère six autres filiales, sept usines de transformation et emploie plus de cinq mille personnes. Les enjeux humains et économiques sont énormes pour le pays. Mais il faut aussi savoir que BarnField est devenue un des plus grands pollueurs de Pologne. Malgré les plaintes de militants écologistes, les soutiens politiques de BarnField ont réussi à changer la législation polonaise s’appliquant aux engrais : ils ont fait classifier les déjections de porc comme « produits agricoles » au lieu de « déchets »…
Sharko se demandait où il voulait en venir. Le Polonais reprit de la vitesse.
— Ce n’est pas de ces bâtiments que vient l’odeur, ça se passe à cinq cents mètres d’ici… Quand les vents sont assez forts comme aujourd’hui, ça sent jusqu’à quatre ou cinq kilomètres à la ronde.
Il roula vers l’ouest, prit une petite route et s’enfonça dans une zone elle aussi protégée de grillages, à droite comme à gauche. Il y avait de gigantesques étendues liquides, noirâtres, en forme d’ellipses. De petites formes sombres volaient à la surface : des insectes, des mouches…
Sharko avait enfoui son nez dans son blouson. Même à l’intérieur de la voiture, climatisation en marche et vitres fermées, la puanteur était insupportable.
— Voilà le cœur du problème. Un porc génère huit fois plus d’excréments qu’un être humain. Imaginez les dégâts que peuvent causer cent mille porcs… Vous avez devant vous ce qu’on appelle de façon très jolie des lagons d’oxydation. Des tonnes et des tonnes de merde laissées à l’air libre, afin que les gaz et l’urine s’évaporent dans l’atmosphère. Tous ces bassins sont bétonnés par le dessous, mais les fissures, ça existe. Et vous savez ce qui circule, à une dizaine de mètres sous terre ?
— Une nappe phréatique, je suppose.
— Exactement. Une réserve d’eau que l’entreprise épuise, au passage. La consommation en eau des porcs est prodigieuse.
Il s’arrêta et désigna des plaques de béton au ras du sol, plus en retrait. La concentration d’insectes volants à cet endroit-là défiait l’imagination.
— 2 ou 3 % des animaux meurent de maladies génétiques, de blessures ou de malformations dans de tels élevages industriels. Là-bas, vous voyez, on entasse les cadavres dans des fosses de huit mètres sur trois pour éviter les frais d’incinérateurs, qui coûteraient une fortune en maintenance. On laisse les carcasses se décomposer de façon naturelle.
— C’est autorisé ?
— Les lois disent que non. Mais BarnField est au-dessus des lois. Ils pratiquent l’autocontrôle, ils tiennent dans leurs filets les hautes instances politiques. Quand on leur demande si ce n’est pas leur élevage qui cause toutes ces maladies chez les villageois, ils sortent des rapports, des études indiquant que « tout va bien ». Ces rapports sont évidemment rédigés par leurs propres experts, des types bardés de diplômes… Vous l’avez compris, aux autres la viande et les profits, aux villageois du pays les microbes. Regardez, partout dans ces lagunes, il y a des seringues vides. Ils n’ont même pas la décence de faire les choses proprement.
Sharko les remarqua, en effet. Elles flottaient à la surface ou traînaient par terre.
— Un porc chez BarnField devient énorme en trois mois, alors qu’il faut un an chez un petit producteur pour élever un animal qui sera au final deux fois moins gros. Voilà ce que vous avez dans votre assiette, lieutenant. Des antibiotiques, des OGM, des hormones de croissance et des produits chimiques. Les centaines de porcheries BarnField arrosent le monde entier avec leurs saloperies. Les militants écologistes qui viennent ici sont aussitôt chassés et intimidés. Tout le système est vérolé.
Il désigna des chiens errants qui traînaient à proximité des fosses, derrière les lagunes brunâtres.
— Les chiens sauvages, les insectes, les rats… Ils viennent autour de ces immondices, puis ils se dispersent dans les villages, chargés de microbes. Des enfants jouent, pas très loin d’ici. Byszkowo est à tout juste un kilomètre, là-bas, derrière la butte. Et trois autres villages alentour sont eux aussi touchés par les odeurs pestilentielles et frappés par ces étranges maladies respiratoires chroniques.
— Les porcs et leurs déjections en seraient les responsables ?
— Bien sûr. J’ai discuté avec des scientifiques spécialisés dans les microbes. Il faut savoir que les porcs sont de véritables incubateurs à virus. À proximité de ces animaux, les virus mutent sans cesse, se mélangent entre eux, se recombinent. Ces microbes contaminent les autres animaux, les volailles, les petits élevages domestiques, bref, tout ce qui est vivant. Puis ils finissent par frapper les habitants sous forme de pneumonies atypiques ou de maladies intestinales.
— Et ces scientifiques ne font rien pour éviter ça ?
— Vous voulez connaître le budget alloué à la recherche en Pologne ? Des gens de l’OMS sont bien venus ici il y a quelques années faire des analyses. Des experts eux aussi archi-diplômés… Mais visiblement leur visite n’a rien donné puisque la situation de ces habitants n’a pas changé.
Sharko fixait ces immondes langues opaques qui lui collaient la nausée.
— Partons, s’il vous plaît.
Le Polonais se remit en route, direction Byszkowo. Sharko se décida à livrer une partie de la vérité :
— C’est dans des déjections d’oiseaux, dans un parc du nord de la France, que des chercheurs ont découvert la toute première fois le fameux virus grippal inconnu dont tout le monde parle. Ça s’est produit il y a une dizaine de jours, le 22 novembre, pour être plus précis. Ce microbe, les scientifiques l’ont analysé sous toutes les coutures. Je m’y retrouve dans ce que vous me racontez, car le virus est un mutant issu d’une recombinaison. D’après ce que j’ai compris, il contient une partie aviaire, une partie porcine et une partie humaine. Ça veut dire qu’avant de se retrouver dans ces déjections d’oiseaux il est passé par les porcs et les humains.
— Des hommes avaient donc contracté le virus avant qu’il se retrouve chez les oiseaux, puisque le virus contient une partie humaine qui vient bien de quelque part.
— Peut-être que oui.
— Très intéressant.
Au fur et à mesure qu’il parlait, que Kruzcek réagissait, Sharko avait l’impression que des zones d’ombre s’éclaircissaient. Comme s’il avait fallu découvrir ces flaques de déjections abandonnées à l’air libre, cette grosse usine qui était à l’origine de maladies pour que les pièces du puzzle s’assemblent.
Читать дальше