— Si, justement. Nous avons retrouvé des fibres dans la chambre de Luc Graham, près de son corps. Des fibres de laine noire avec des traces de salive.
— Et vous ne vous êtes pas dit que cet homme aurait pu tuer Graham ?
Le docteur soupire en s’adossant à son siège. Il a déjà traité des affaires délicates, mais celle-ci détient la palme. Deux meurtres avérés, une disparition, et une patiente dont il ne sait strictement rien, puisque son psychiatre fait partie des victimes et qu’apparemment l’ensemble des dossiers a disparu. De plus, il ne dispose que de six semaines, six malheureuses semaines pour juger l’état de la malade.
Il voit son interlocutrice passer d’une attitude défensive à une attitude soumise. La transformation ne dure même pas cinq secondes.
— J’ai soif, dit Alice en passant ses doigts sur ses tempes.
— Je vais vous faire apporter de l’eau. Vous voulez manger quelque chose ?
— Ça va, merci. J’aimerais juste rentrer chez moi.
On frappe à la porte. Un homme pénètre dans le bureau. Alice se retourne et met quelques instants à le reconnaître. Il s’agit du responsable du CNRS, Marc Brassard. Il passe devant elle et dépose une pochette jaune sur le bureau de Broca.
— Je reste dans le hall…
Alice baisse la tête entre ses épaules. Elle tente d’éviter le regard du spécialiste mais se sent écrasée par le poids des reproches lorsqu’il la frôle pour sortir. Il ne lui adresse pas un mot.
Broca soulève la pochette et l’ouvre. Alice l’observe en silence sans faire le moindre mouvement.
— Cela vous concerne, mademoiselle Dehaene. Vous rappelez-vous le test sur les stimuli effrayants, réalisé dans le laboratoire de psychologie expérimentale, le 8 octobre au matin ?
Alice acquiesce lentement. Elle revoit la grande pièce blanche, l’ordinateur, tous les capteurs appliqués sur son corps et cette succession d’images toutes plus horribles les unes que les autres.
Le médecin repose la pochette, il tient une photo dans la main.
— Ce cliché est celui qui semble avoir tout déclenché. L’ensemble des événements qui font qu’aujourd’hui vous vous retrouvez ici, avec moi.
Alice met du temps à lui répondre, mais sa voix est claire, posée. Ses traits n’expriment plus aucune colère.
— C’est peut-être cette image qui m’a permis de découvrir quel monstre était mon père. Peut-être a-t-elle ouvert les robinets dans ma tête. Montrez-la-moi.
Le psychiatre pose la photo devant lui. Alice s’approche et se penche au-dessus du bureau.
Un homme blond, étalé dans l’herbe, avec la gorge tranchée. Le plan est si rapproché qu’on aperçoit le cartilage du larynx et la chair rosée de l’arrière-gorge. La bouche semble figée dans un cri jamais terminé. À l’évidence, le cliché d’une scène de crime.
Instantanément, le visage d’Alice se tord en une grimace abjecte, son nez se plisse, et la tension des muscles de sa mâchoire fait saillir sa veine jugulaire.
Birdy vient de sortir de son antre.
Sous cette nouvelle personnalité, Alice ne prend pas le temps de cerner son environnement. Elle s’élance vers la porte, se heurte aux gardiens, dont l’un se fait griffer à la joue. Dans un hurlement rauque, elle crie :
— Laissez-moi passer !
On la plaque au sol, elle se débat, halète comme un fauve. Sa force est impressionnante, les gardiens peinent à la maîtriser. Immobilisée, essoufflée, elle finit par se calmer. Alors, seulement, elle fixe le psychiatre en serrant les dents, et lui dit :
— Je crois qu’il y en a d’autres à sauver ! Dites-leur de me laisser sortir !
— Quels autres ?
— Des prisonniers. Des prisonniers que mon père retient dans des tunnels.
CNRS. 8 octobre. Après avoir vu la photo de cet homme mutilé, Birdy arrache la mentonnière, les différents capteurs et, dans un cri, fonce vers la porte du laboratoire. Il traverse les couloirs, et quand Luc Graham tente de se dresser sur son chemin, il force le passage avant de filer vers la sortie. Il connaît la voiture d’Alice, une Fiat Croma bleue. Il s’engouffre à l’intérieur et disparaît dans un crissement de pneus.
De nombreux véhicules de police se garent autour de la ferme comme une nuée d’insectes. Birdy est assis à l’arrière de l’un d’eux, aux côtés du docteur Broca. Pour la première fois de sa carrière, le psychiatre se sent totalement désarçonné face à un cas que peu de praticiens rencontrent dans leur vie, et sur lequel la communauté psychiatrique n’a que peu d’expertise. La jeune femme, sur sa gauche, n’est plus elle-même, elle a entièrement cédé la place à un alter perturbé, qui exprime une haine sans limites pour son père. Le plus déstabilisant, c’est que s’il avoue avoir donné les coups de couteau, il nie complètement le parricide à la carabine. Comme les autres personnalités, lui aussi a parlé d’un homme avec une cagoule qui pénétrait dans l’étable avec Claude Dehaene. Un être sombre, impossible à identifier.
Après la longue route depuis Boulogne-Billancourt, la Fiat dévale le chemin de terre qui mène à la ferme et freine d’un coup sec. Alice n’est plus Alice, elle est une personne qui a attendu des années pour avoir l’occasion de s’exprimer, de rejeter sur son père toute sa violence. Birdy connaît chacune des souffrances endurées par Nicolas, les colères et les punitions sadiques endurées par Alice et Dorothée. Il connaît, point par point, la perversité de Claude Dehaene. Aujourd’hui, ce n’est plus par les cauchemars, les bouffées d’angoisse ni les peurs qu’il s’exprimera. Mais par le bras vengeur de celle qui l’abrite.
À peine sorti de la voiture, Birdy se précipite vers l’étable. La porte est ouverte, la police a fait sauter les verrous et a déjà jeté un œil rapide à l’intérieur, sans rien y déceler pour le moment, hormis les coupures de journaux collées sur le sol de la dernière logette. Ces articles sont entre les mains d’experts et de psychocriminologues, qui, eux aussi, essaient de comprendre le fonctionnement d’Alice et sa relation avec ses parents. Toutes les personnes penchées sur le dossier « Alice Dehaene » savent déjà, grâce aux examens gynécologiques et médicaux, que Claude Dehaene avait fait stériliser sa fille au Pérou afin qu’elle ne puisse jamais enfanter. Dans un congélateur situé à l’étage de la maison, les hommes de la scientifique ont découvert des poches de sang Bombay. Birdy leur a expliqué que Claude prélevait régulièrement du sang à Nicolas, au cas où Alice aurait à être transfusée d’urgence.
Ils ont aussi découvert des vêtements propres, correctement pliés et rangés, des pyjamas pour la plupart, une bonne dizaine de paires de chaussures, de toutes les pointures, et dans des sacs poubelles, des cheveux coupés, d’origines différentes.
Dans l’étable, les regards sont rivés sur Alice. Elle entre dans la logette du milieu, en sort la vache et la place dans la dernière logette. Personne ne comprend, les flics sont à cran, mais le psychiatre leur a demandé de ne surtout pas intervenir.
Claude Dehaene est assis sur le perron, devant sa ferme. Son front ruisselle. Il récupère après avoir travaillé dans son jardin. Il commence à sourire lorsqu’il voit sa fille sortir de son véhicule, mais très vite, son sourire s’estompe, il ne reconnaît pas la démarche de son enfant. Elle fonce droit sur lui, les lèvres pincées et le regard noir. Il n’y aura aucun mot échangé. Birdy s’empare du couteau et frappe son père deux fois à la poitrine du côté gauche, avant de lâcher son arme et de courir en direction de l’étable.
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