Les doigts de la jeune femme viennent effleurer des anneaux en métal fixés dans le mur.
— Il y avait un homme ici, suspendu. Puis… mon père a déroulé la bâche, et là, j’ai vu. J’ai vu un corps d’homme blond, il…
Les mouvements de ses yeux s’accélèrent. Pour la première fois depuis le début, Birdy semble ému.
— … il avait la gorge tranchée. Ça ressemblait beaucoup à la photo que vous m’avez montrée.
Il secoue la tête, des larmes affleurent.
— C’est là que… que je n’ai pas pu m’empêcher d’émettre un petit cri. Mon père l’a entendu, il… il s’est jeté sur moi. Son visage s’est approché du mien, j’ai pu sentir son haleine, j’ai cru que… qu’il allait me tuer. Il a plaqué sa main sur mes lèvres pour m’empêcher de crier, puis…
— Puis ? Prenez votre temps pour me répondre.
Birdy est au bord de la rupture.
— Il m’a enfermé, attaché dans l’autre cellule, des jours et des jours. J’ignore combien de temps cela a duré, mais… je voyais mes ongles pousser. Mon père revenait, des fois, avec le fusil qu’il appliquait contre ma tempe, en pleurant. Il m’a supplié de partir, de laisser Alice revenir, et m’a dit de ne plus jamais sortir, que sinon il me tuerait comme il voulait tuer Dorothée quand elle restait trop longtemps à la place d’Alice. Il l’a juré devant Dieu. Chaque fois que j’entendais le bruit de ses pas, je croyais que j’allais mourir. Des fois, mon père dormait avec moi dans la cellule, et me frappait, pour me faire partir, pour « chasser le mal qui m’habitait », comme il disait. Mais il n’y avait personne, personne d’autre que moi, jusqu’à ce qu’Alice finisse enfin par revenir. Elle ne s’est jamais souvenue d’avoir été enfermée, ni d’être descendue ici. J’ai en moi les souvenirs de tout le monde. Je suis ce qu’Alice aurait dû être…
Birdy réussit à tirer l’homme incroyablement amaigri jusqu’à l’étable. Ce pauvre type est traversé de convulsions mais il ne bouge toujours pas. Sans réfléchir, Birdy se précipite vers la ferme. Son père n’est plus là, des traces de sang montrent qu’il s’est traîné jusqu’à la salle de bains pour s’y enfermer. Birdy tente d’ouvrir la porte en hurlant, mais elle est verrouillée de l’intérieur. De toutes ses forces, il cogne contre le bois, le petit verrou cède.
Claude Dehaene se tient assis au fond de la douche, immobile, les yeux grands ouverts.
Le croyant mort, Birdy s’éloigne et se rue finalement à l’étage, où il s’empare d’une couverture en laine dans la vieille armoire de sa chambre. Une couverture dans laquelle Alice se roulait nue, après le supplice de la douche. Il retourne auprès du prisonnier. L’homme continue de trembler mais reste incapable d’effectuer un quelconque mouvement. Birdy parvient à l’installer sur le siège arrière de sa Fiat Croma et pose la couverture sur ses épaules. La voiture disparaît dans un nuage de poussière.
Dans la salle de bains, Claude Dehaene appelle les secours…
Sous la surveillance des flics, Birdy s’engage dans des cavités qu’il n’avait jamais explorées jusque-là. Tous s’avancent encore d’une centaine de mètres, jusqu’à ce que le couloir s’élargisse et dévoile un ensemble de cellules alignées. L’odeur rappelle celle d’une écurie. Lorsqu’ils actionnent un interrupteur situé à l’entrée du couloir, le lieu se trouve soudain inondé d’une lumière éblouissante. Les visages des flics se glacent d’effroi. Le commandant de police avance, les mains bien droites le long de ses cuisses, il tente de garder le contrôle, mais aucun être humain ne pourrait résister à pareil spectacle. À ce moment précis, il redevient un simple individu, désarmé face à tant d’horreur.
Birdy tombe à genoux.
Dans quatre des six cachots, des hommes allongés, au visage décharné, en combinaison noire. Certains remuent encore leurs mains, d’autres battent lentement des paupières.
Alors qu’il roule à toute vitesse sur la nationale, Birdy panique. Il ne peut pas ramener cet homme à l’hôpital sans qu’on l’interpelle et qu’on lui pose des questions. On risque de l’arrêter pour le meurtre de son père. Il ne veut pas se faire prendre, il ne veut pas payer toute sa vie pour avoir fait le bien. Il veut protéger Alice, de son mieux. C’est le sens même de son existence. Il prend la première sortie, traverse un village et remarque un arrêt de bus. Il fait noir. La Fiat s’arrête et redémarre cinq minutes plus tard, sans son passager.
Birdy fonce à présent chez Alice. Discrètement, il pénètre dans son appartement. Là, il se lave les mains, le corps, et se débarrasse de ce chemisier imbibé de sang qui le dégoûte. Il le jette au fond de la douche et tire le rideau.
Les quatre prisonniers sont vivants, on les emmène d’urgence.
Quatre personnes retenues dans ces cellules, Dieu seul sait depuis combien de temps. D’autres pièces contiennent du matériel de torture artisanal : un gros cylindre transparent rempli d’eau, ou encore des tables de contention. Y sont également entreposés en quantité des cordes, des sacs de litière, des boîtes de conserve, des litres d’eau, des ampoules et de l’outillage électrique.
Sur ordre du commandant, personne ne touche à rien. Personne n’a envie de toucher à quoi que ce soit, de toute façon.
Les hommes croient être au bout de l’horreur mais l’un d’eux découvre, à l’étage supérieur, un puits d’où émane une odeur insoutenable. Birdy titube et s’effondre sur le sol. Il se cale ensuite contre le mur, les genoux contre le torse. Ce puits… Ce puits fait remonter un souvenir dans sa mémoire.
Un puits avec des pièces au fond.
Et le son d’une voix qui se mêle à ce souvenir.
La vraie voix de l’homme à la cagoule.
Birdy ouvre les placards d’Alice et choisit quelques vêtements, un pantalon, une veste, qu’il enfile avant de s’asseoir dans un coin où il reste prostré. Il dort là, mange là, écoute ces gens qui laissent des messages sur le répondeur. Puis il va sur la plage, il marche, il erre et se perd dans les rues de la ville. Il est content d’être dehors. À l’intérieur, sa vie n’est que douleur, ténèbres, traumatismes. Il s’affaiblit et, dans une station-service, se laisse envahir par l’esprit d’Alice.
Alice est revenue…
Face au puits, Birdy fronce les sourcils, il relève soudain ses iris clairs.
— « Sale putain de mes deux, sale putain de mes deux, sale putain de mes deux, sale putain de mes deux ! »
Le psychiatre, un mouchoir sur le nez, s’agenouille devant la jeune femme.
— Que se passe-t-il ?
Birdy fixe le sol. Il se parle à lui-même dans une excitation nouvelle :
— Je ne suis jamais allé chez lui, il a menti ! Il ne m’a jamais recueilli à Calais ! Je suis resté chez Alice, j’y ai mangé, dormi. Tout… Tout n’était que mensonges !
— De qui parlez-vous ?
Il adresse au psychiatre un regard fermé, si différent de celui d’Alice.
— De l’homme en noir… Celui qui m’a dit « sale putain de mes deux » avec sa vraie voix, devant le cadavre de Luc Graham, parce que j’avais arraché sa cagoule. Celui en qui Alice a toute confiance, celui qui l’a manipulée. Qui nous a tous manipulés depuis le début. L’homme avec la cagoule qui entrait dans l’étable et s’enfermait dans ces tunnels avec mon père. Birdy secoue la tête de dépit.
— Les hommes cagoulés étaient deux. L’un, c’était mon père, et l’autre… il s’appelle Frédéric Ducornet.
Trois semaines plus tard.
La plage est belle sous les lumières de novembre. Alice pousse le fauteuil roulant de Blandine sur la digue de Berck-sur-Mer. La jeune femme se sent en paix face à ce paysage de sable et de pierre. Ici comme ailleurs, elle aime la caresse de l’automne.
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