Alice s’écroule sur le sol. Le docteur se précipite pour la redresser.
Dorothée ôte sèchement les lunettes, qui viennent pendre sur sa poitrine.
— Virez vos sales pattes de là ! Et fichez-nous la paix, une bonne fois pour toutes !
— Rasseyez-vous, s’il vous plaît.
Le psychiatre retourne à son bureau, tandis que Dorothée se heurte aux deux policiers devant la porte.
— Je veux sortir ! J’en ai assez d’être retenue ici !
— Désolée, mademoiselle, mais c’est impossible.
Contrainte, prise au piège, elle s’assied sur son siège, rouge de colère. Le psychiatre remarque le changement évident d’attitude de sa patiente, ces allers et retours entre les alter qui, depuis deux jours et demi, se succèdent chez Alice Dehaene et ne lui laissent que peu de temps de parole.
— Je continue à exposer les faits, si vous le permettez. Le samedi soir, vous vous rendez chez Luc Graham. Vous pénétrez chez lui, vous…
— Pourquoi vous dites « vous » ? Je ne suis pas allée chez Luc Graham, c’est Alice qui s’est rendue là-bas.
Le docteur analyse méticuleusement ses moindres faits et gestes.
— Donc… Alice pénètre chez Luc Graham pour avoir des explications sur son état mental. Et là… Il se passe quelque chose dont Alice n’a pas le souvenir, je me trompe ?
— Je n’en sais rien, je n’étais pas à sa place. Vous commencez une conversation avec Alice et vous la finissez avec moi, je pige pas. Vous cherchez à nous déstabiliser, c’est ça ? Ma sœur est fragile, fichez-lui la paix.
Le docteur garde en tête que cette jeune femme peut simuler, et se réfugier derrière des comportements qu’elle maîtrise à la perfection.
— Savez-vous où est passé le dossier du docteur Graham concernant Alice ? Ses notes, ses enregistrements de la thérapie ?
— Non.
— Pensez-vous que votre sœur aurait pu les dérober ? La croyez-vous capable de pénétrer, par exemple, dans le cabinet de son psychiatre en brisant une vitre ?
Dorothée serre les mâchoires, elle se sent prise au piège. Ils ont déjà dû interroger Alice, et elle leur a certainement tout raconté. Peut-être possèdent-ils même des empreintes digitales.
— C’est ma faute. Je lui ai demandé de récupérer mon journal intime. C’est moi qui lui ai dit de passer par la fenêtre.
Le docteur semble apprécier sa franchise.
— Et où se trouve-t-il, ce journal intime ?
— Je l’ignore.
L’homme retourne sa page en mordillant le bout de son stylo.
— Ce même soir, Alice, accompagnée de Julie Roqueval, se rend chez votre père. Vous y êtes aussi, n’est-ce pas ?
— En partie, oui. Je vais souvent là-bas.
— Pouvez-vous m’expliquer ce qu’il s’y est passé, précisément ?
Dorothée prend sa tête entre ses mains et appuie ses coudes sur ses cuisses.
— C’est très flou. Je… Je suis couchée dans l’herbe, Alice vient de partir, je crois. Et je vois mon père me braquer avec son fusil, l’Express Bettinsoli de mon grand-père. Puis… Je ne sais plus, je crois qu’il me frappe, mais Nicolas est arrivé et moi, je me suis enfuie aussi.
— Vous vous êtes enfuie ? Où ça ?
— Je… Je n’en sais rien. C’est trop flou.
— Votre père possède-t-il un autre fusil que l’Express Bettinsoli ?
Dorothée répond sans réfléchir :
— Oui. Un Superpose Darne, calibre 12, accroché dans le salon, entre ses trophées de chasse. Le bout de sa crosse est très abîmé, mais il fonctionne encore parfaitement.
— Vous vous y connaissez en armes. Vous savez l’utiliser ?
— J’ai beaucoup chassé avec mon père, dans ma jeunesse. Mais Alice a toujours été meilleure que moi. Elle pouvait tirer un lièvre à deux cents mètres.
— Et Nicolas, il sait tirer ?
— Certainement pas. Nicolas ne sait rien faire, sinon pleurnicher.
Le psychiatre s’avance vers elle et la dévisage. On dirait un chercheur d’or qui observe la surface d’un torrent pour y déceler une pépite.
— Avez-vous tué votre père avec le Superpose Darne, calibre 12, Dorothée Dehaene ?
Dorothée marque un net mouvement de recul. Elle est stupéfaite.
— Vous êtes en train de me dire que…
— Que votre père est mort, oui. Il a reçu une balle de calibre 12 en pleine poitrine. Vous n’êtes pas au courant ?
Elle secoue la tête, le regard vide. Le psychiatre lui laisse le temps pour encaisser le choc. Elle ne pleure pas, ses pupilles se dilatent comme du pétrole renversé. Broca attend le bon moment et poursuit :
— Ça vous rend triste ?
Elle n’hésite pas à le regarder droit dans les yeux.
— Ça me soulage, plutôt. On va enfin avoir la paix. Mon père me détestait plus que tout au monde.
Sa franchise révèle quelque chose d’étonnant : Dorothée Dehaene n’a rien à cacher. Broca tente de creuser davantage.
— Nicolas nous a très peu parlé depuis son arrivée ici. Des automobilistes l’ont vu marcher près d’une route départementale, armé d’un fusil, et ils ont ensuite appelé la police. Nicolas semble très… secret, il a peur de répondre à nos questions et se rétracte dès qu’on hausse la voix. Vous pensez que votre père lui faisait du mal ?
— Mon père faisait du mal à tout le monde, répond Dorothée. Mais c’est terminé maintenant. Vous lui avez dit que… notre père était mort ?
— Évidemment. Il refuse de le croire pour le moment. Il pense que Claude Dehaene ne peut pas mourir.
Le docteur se racle la gorge.
— Nous avons aussi interrogé une certaine Mirabelle Breux. Vous la connaissez ?
— Oui. Elle habite derrière la colline.
— Elle a fondu en larmes à l’annonce de la nouvelle. Elle semblait l’apprécier beaucoup.
Dorothée paraît être ailleurs.
— Effectivement…
Le docteur garde le silence quelques instants, l’air grave.
— Et pensez-vous qu’elle ait pu, d’une manière ou d’une autre, être impliquée là-dedans ?
— C’est-à-dire ?
— Tirer sur votre père, puis donner la carabine à Nicolas.
Dorothée secoue la tête avec conviction.
— Non. Pas Mirabelle. Elle aimait mon père. Vraiment.
— On peut tuer quelqu’un même en l’aimant énormément. On appelle cela un crime passionnel. Ou alors, peut-être est-il question de vengeance ?
— Non, non, pas elle.
Le docteur incline un peu la tête, le pouce sur la lèvre inférieure.
— Très bien… Admettons… Revenons-en à Nicolas. Il nous a raconté quelque chose d’étonnant. Chez Luc Graham, comme à proximité de la grange, ce fameux soir, il parle de la présence d’un homme cagoulé et vêtu de noir. Un homme qui l’aurait forcé à prendre le couteau ayant servi à tuer votre psychiatre, qui aurait tiré sur votre père avec le fusil, et l’aurait blessé. Avez-vous déjà croisé cet homme ?
Dorothée acquiesce avec conviction.
— Plusieurs fois, oui. Je l’ai déjà aperçu depuis ma chambre, dans la ferme. Il arrivait à pied par les bois ou en camionnette avec mon père.
— Que faisait-il chez vous ?
— Souvent, il allait s’enfermer dans l’étable.
Le psychiatre prend des notes sur une feuille. Impossible de deviner ce qu’il pense, s’il croit ou non aux réponses de Dorothée.
— Cet homme avec une cagoule et votre père se rejoignaient dans l’étable, donc… Vous avez déjà vu sa voiture ?
— Non, je vous l’ai déjà dit. Soit il venait en camionnette avec mon père, soit il venait de la colline.
— Comme Mirabelle ?
Pas de réponse… Le psychiatre enchaîne.
— Et que faisaient-ils dans l’étable ?
— Je ne sais pas. Vous ne croyez pas en l’existence de cet homme, n’est-ce pas ?
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