Encore toute tremblante, la jeune femme observe ses mains, puis elle remarque qu’elle porte des vêtements propres qui lui appartiennent.
— Que… Que s’est-il passé ? Où suis-je ?
Le docteur Broca, expert psychiatre commis auprès du tribunal de grande instance de Lille, la regarde attentivement. Sa tâche est lourde et délicate. Il a le devoir d’apporter une réponse aux questions suivantes : le sujet présente-t-il un état dangereux ? Le sujet est-il accessible à une sanction pénale ? Le sujet est-il curable ou réadaptable ? L’expert dispose d’un rapport ténu émanant de l’équipe médicale du CHR de Lille, de deux rapports médico-légaux dont l’un vient juste d’arriver, et de plusieurs procès-verbaux établis par la police judiciaire.
— Alice Dehaene ?
Le regard de la jeune femme se porte sur une éphéméride : mardi 16 octobre 2007. Elle se lève et plaque ses mains sur le bureau.
— Où est mon père ? Qu’est-ce que je fais ici ? Qui êtes-vous ?
Le docteur garde son calme.
— Asseyez-vous, s’il vous plaît.
Alice hésite, pleine de haine. L’homme en blouse l’observe d’un air neutre.
— Quel est votre dernier souvenir ?
Alice se rassoit, et se retient de pleurer.
— Je… Nous étions samedi soir, le 13. Il y a presque trois jours. Où est Julie Roqueval ?
— La femme qui vous accompagnait ce soir-là chez votre père, c’est ça ?
— Oui.
— Nous comptions justement sur vous pour nous le dire.
Alice se sent complètement perdue. Elle se rappelle. Sa découverte dans la grange… La ligature des trompes… Elle, recroquevillée dans l’herbe, avec son père, armé d’une carabine, la tenant en joue. Mais après, rien. Le trou noir.
— Je crois que mon père lui a fait du mal. Elle se trouvait devant la porte de l’étable, puis elle a disparu.
Broca fait crisser les poils de son bouc, sceptique.
— Vous ne vous souvenez absolument de rien après le soir du 13 ? Ni de la police, ni de votre interrogatoire, ni des examens que vous avez subis ?
Alice pressent le pire.
— La police ? Un interrogatoire ? Mais… Où est mon psychiatre ? Où est le docteur Graham ? Je veux lui parler ! Que s’est-il passé ?
— Avant de répondre à toutes vos questions, j’aimerais que vous lisiez ceci. Prenez votre temps pour bien comprendre.
Il lui tend une feuille. Il sonde chacun de ses gestes, chacune de ses réactions à ses paroles, il fouille dans sa conscience. Derrière les verres de ses lunettes, Alice essaie de retrouver son calme et lit donc avec attention l’article 122.1 du Code pénal, alinéas 1 et 2 :
— « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes »…
Elle se tait soudain, mais le docteur l’exhorte à continuer.
— « La personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime. »
Alice relève la tête.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Cela signifie qu’avec deux de mes collègues, nous allons passer six semaines à vos côtés, afin de juger votre responsabilité et de comprendre la raison de vos actes.
— Quels actes ?
— Je me dois aussi de vous préciser que, contrairement à votre ancien psychiatre, ma mission ne revêt aucun caractère thérapeutique, et que tous nos échanges verbaux seront communiqués au juge. Je devrai lui remettre également un rapport avec les données recueillies par l’examen psychiatrique et médico-psychologique et, surtout, votre biographie. Comprenez-vous tout cela, mademoiselle Dehaene ?
Alice se redresse.
— Je… ne comprends pas. Je veux parler au… au docteur Graham. II… pourra tout vous expliquer et…
L’expert soupire en regroupant les feuilles du dossier devant lui.
— Votre psychiatre est mort.
Alice baisse les paupières, les mots résonnent en elle et se brisent comme du verre. Tout cela n’est qu’un cauchemar. Elle va se réveiller, retrouver son docteur, et ensemble ils vont progresser.
— Comment ?
Broca s’incline un peu. Ces impressionnants changements de comportement, pendant ces trois jours, peuvent avoir de nombreuses causes. Hystérie, névrose hystérique avec théâtralisation, troubles de la personnalité ou, plus pervers, simulation de trouble dissociatif de l’identité. Broca ne se laisse pas influencer par ce qu’il voit. Il a déjà traité un simulateur qui s’était coupé la langue avec les dents pour feindre une crise, et des études de chercheurs américains ont montré que le TDI [6] Trouble dissociatif de l’identité.
peut être simulé par des personnes intelligentes. Il poursuit donc avec franchise :
— Les premiers éléments de l’enquête indiquent que vous l’avez probablement tué.
Alice enfonce ses ongles dans la chair de son avant-bras.
— Non !
Elle se sent partir et revenir, comme si quelqu’un, en elle, cherchait à franchir la barrière de sa conscience et à la replonger dans un nouveau trou noir. Le docteur pose une feuille devant lui.
— L’expertise démontre que l’arme utilisée est un couteau appartenant à Claude Dehaene, sur lequel nous avons relevé vos empreintes. De même, nous avons comparé une trace de morsure, sur l’avant-bras droit du docteur, à vos fichiers dentaires. Les empreintes coïncident parfaitement. Par ailleurs, Frédéric Ducornet nous a expliqué que vous vouliez absolument aller le voir, samedi soir, et que vous étiez particulièrement en colère.
— Arrêtez !
Le docteur marque une pause.
— Reprenons calmement l’ordre des événements tel que nous l’avons établi pour le moment, d’accord ? Le 8 au matin, vous êtes avec votre psychiatre au CNRS de Boulogne-Billancourt, pour des tests sur la personnalité. Le 8 au soir, vous infligez à votre père deux coups de couteau en pleine poitrine, ce qui lui vaudra d’être hospitalisé.
Alice secoue la tête. Les mains plaquées sur son visage, elle ne réalise pas encore. On lui ment, on tente de la déstabiliser. Tout cela n’est peut-être qu’un de leurs vulgaires tests psychologiques.
— Ne niez pas. Dorothée nous l’a confirmé, hier.
— Dorothée vous…
— Laissez-moi continuer. Nous avons interrogé Frédéric Ducornet, votre ami, qui nous a expliqué avoir recueilli une femme qui errait sur les quais, à Calais. Et en état de choc, apparemment. Nous avons analysé votre voiture, votre appartement : les produits de la police ont révélé des traces de sang et des fibres textiles dans votre douche, ainsi que dans le coffre de votre véhicule. Deux groupes sanguins différents. Celui de votre père et… le vôtre. Dorothée a parlé d’un chemisier, qu’elle aurait brûlé pour vous protéger. Niez-vous la présence de ce chemisier chez vous ?
— Non. Je l’ai bien retrouvé dans ma douche. Mais il a ensuite disparu.
— Poursuivons. Cet homme, Frédéric Ducornet, vous accueille du lundi 8 dans la nuit au mercredi 10, chez lui, avant que vous vous enfuyiez de nouveau.
— C’est ce qu’il m’a raconté, mais je n’en ai jamais eu véritablement le souvenir.
— Ce n’est pas grave, lui se souvient. Après le 10, vous retournez à son domicile de votre propre chef, pour essayer de comprendre ce que votre mémoire peine à vous rendre. Il vous aide, vous accompagne. Vous lui expliquez, durant vos échanges, que vous en voulez à votre père et à votre psychiatre. Cela est-il erroné ?
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