— Alors comme ça, on se retrouve… Le hasard fait décidément bien les choses.
La voix de Claude est glaciale. Il tourne la tête vers le carré de lumière, sur sa droite, et son expression change. À présent, la colère marque ses traits. Julie fixe avec effroi ses mains ensanglantées.
— L’une de mes vaches a quelques problèmes de santé. Elle perd beaucoup de sang. Je crains qu’il faille l’abattre bientôt…
Julie se penche sur le côté, de manière à apercevoir l’intérieur du bâtiment. Claude s’écarte.
— Venez voir, si vous ne me croyez pas.
Julie perd soudain le peu d’assurance qu’il lui restait.
— Je vous crois.
— Alors, que voulez-vous ?
— J’accompagne votre fille. Je suis l’une de ses amies.
— Une amie, évidemment…
Avant de lui laisser le temps de réagir, Claude effectue quelques pas vers l’arrière et disparaît dans l’étable. Deux secondes plus tard, il revient avec un fusil et la braque.
— On va entrer là-dedans, tous les deux.
Alice retient son souffle. Dans la grange, tout a pris une teinte sépia, jusqu’aux nuages de poussière que lèvent ses semelles. Elle a envie de s’enfuir, mais la volonté de connaître la vérité, de comprendre, est plus forte. Alors, au lieu de rebrousser chemin, elle décide de poursuivre.
Sa frousse se dissipe un peu. Le gros X se dresse devant elle. Elle lève les yeux et repère un vivarium. Très vite, elle s’empare d’une échelle et s’engage dans une nouvelle lutte, cette fois contre le vide. Ses jambes se mettent à flageoler, chaque geste devient un interminable calvaire. Alice sait pourquoi ce vivarium se trouve en hauteur. Pour qu’elle ne puisse jamais l’atteindre, elle, la petite fille traversée de toutes les terreurs du monde.
Son père ne jouera plus jamais avec ses peurs.
Elle lève les yeux vers le plafond, vers cette tôle ondulante où pend encore un vieux crochet rouillé. Sur la pointe des pieds, elle récupère une pochette plastifiée. La descente se révèle pénible, fastidieuse.
Elle sort de là, elle étouffe. La lune, au-dessus de la colline, dore le paysage d’un voile lumineux. Alice sent la bulle d’encre toute proche. D’une seconde à l’autre, son esprit peut basculer. Elle se calme et respire l’air frais. Il ne lui est rien arrivé, il ne va rien lui arriver.
Elle jette un œil en direction de la ferme. Aucune trace de Julie. Les portes de l’étable sont toujours fermées. Où est l’assistante sociale ?
À demi rassurée, Alice s’assied dans l’herbe, faiblement éclairée par le halo lumineux de l’ampoule de la grange. Elle courbe le dos, rentre la tête entre les épaules et respire. Elle est Alice. Elle est encore Alice, et elle le restera.
Avec appréhension, elle tire sur les élastiques du rabat de la pochette. Elle se sent prête. Prête à affronter l’horreur de son passé.
Immédiatement, elle reconnaît l’écriture sèche de son père. Des pages manuscrites, sans photo. Un titre, cinglant et écrit en lettres capitales : « le calvaire des indiennes du pérou ».
Un reportage sur le Pérou… daté de 1980. Soit deux ans avant sa naissance, et quatorze ans avant qu’elle parte en vacances là-bas avec son père. Il avait pourtant affirmé ne jamais y être allé avant leur voyage.
Dès les premières lignes, l’article parle du village de Ccatca, à trois heures de Cuzco, l’endroit exact où il l’a emmenée dormir quelques jours pendant leurs vacances.
Là où ses douleurs dans le ventre ont commencé. Là où on l’a opérée.
Alice sent qu’une révélation effroyable l’attend. Comme si son père, de toute sa vie, n’avait jamais rien laissé au hasard, et que même ces vacances faisaient partie d’un plan longtemps bâti à l’avance.
Les premiers paragraphes dépeignent les hautes terres andines, les masures au toit de chaume, avant de s’intéresser à une femme du village de Ccatca, prénommée Chaska. Trente-deux ans, mère de deux enfants. Mais déjà, les yeux d’Alice sont attirés par certains mots plus bas dans le texte : « anesthésie », « salle d’opération », « cicatrices ».
Elle continue sa lecture et le rythme de son cœur s’accélère encore. Son père parle du dispensaire où on l’a opérée de son appendicite, et où les gens se rendent à pied, à cheval ou en voiture depuis les villages voisins. Il décrit les bâtiments qui s’organisent autour d’une cour centrale utilisée comme salle d’attente, et où tout le monde se tient pour se réchauffer au soleil. On y travaille jour et nuit, sept jours sur sept. Il y a moyen d’hospitaliser deux personnes, avec un laboratoire de base, une ambulance et une moto pour les déplacements. L’article insiste sur le fait que le dispensaire ne possède pas officiellement d’appareil radiographique, ni échographique, ni de salle d’opération.
Pas de salle d’opération ? Alice n’est plus sûre de bien comprendre.
Son père détaille ensuite les campagnes de vaccination, ainsi que les principales maladies et infections qui touchent le peuple des montagnes péruviennes — infections respiratoires, typhoïde, diphtérie, tuberculose.
Puis il relate les propos de Chaska :
Je suis allée au dispensaire pour contrôler la santé de mes deux enfants, Manco et Inguill, et participer à la campagne de vaccination antitétanique. Et c’est là qu’on nous a enfermés, nous étions trois femmes de trois villages différents. Mes enfants sont restés avec l’infirmière du village dans une autre pièce. On nous a dit que c’était pour les vacciner et nous faire des examens plus approfondis. Ensuite, on est venu me chercher et on m’a emmenée dans une salle d’opération, cachée dans un endroit du dispensaire où personne ne pouvait accéder. Là, il y avait du vrai matériel chirurgical, une grosse lampe au plafond, et l’endroit était très propre, comme neuf, sans fenêtre. On m’a allongée sur une table recouverte de tissu vert, et on m’a informée qu’un médecin allait venir m’ausculter. L’infirmière qui m’avait accompagnée depuis le début est sortie, laissant place à un autre homme, vêtu d’une tenue de chirurgien. Après, tout est allé très vite. On a mis un masque sur mon visage, et je me suis endormie.
Alice a l’impression de revivre sa propre intervention chirurgicale. L’odeur des produits antiseptiques, cette pièce blanche, immaculée, l’éclat des instruments, et cet homme vêtu de bleu, penché au-dessus d’elle.
Elle poursuit sa lecture en se rongeant les ongles.
Je me suis réveillée dans un lit, aux côtés d’autres malades. J’étais complètement sonnée. Que s’était-il passé ? Je ressentais une grande douleur dans le ventre, j’ai regardé. J’avais une cicatrice, juste au-dessus de l’aine. J’ai commencé à pleurer, j’ai demandé ce qu’il s’était passé, on ne m’a jamais rien dit. Quelques heures plus tard, mon mari me prenait par le poignet et me ramenait au village, sans prononcer un mot. La cicatrice me faisait encore horriblement mal, et je ne comprenais pas. C’est seulement le lendemain qu’il m’a raconté qu’on lui avait offert beaucoup de nourriture, du riz, de l’huile, du blé, du sucre, pour plusieurs mois, et même qu’un type du gouvernement était venu en hélicoptère pour leur rapporter tout ça, aux hommes. Mon mari avait alors donné son accord pour faire ce qu’on avait fait. On m’avait ligaturé les trompes. Plus jamais je ne pourrai avoir d’enfants.
Alice a l’impression de se vider de son sang, les feuillets s’échappent de ses mains. Elle se sent vaciller, mais se lève et s’accroche fermement à la poignée de la porte.
— Pas cette fois ! Je suis Alice !
Читать дальше