L’esprit de Julie s’embrouille. Elle ignore complètement le fonctionnement du psychisme d’Alice Dehaene. La plupart du temps, dans les cas de troubles dissociatifs, la personnalité principale ignore la présence des autres, mais il arrive qu’une des personnalités secondaires connaisse l’ensemble des autres alter , ce qui semble être plus ou moins le cas de Dorothée.
Le visage de cette dernière se perd derrière un nuage de fumée. Elle agite la main et regarde Julie droit dans les yeux.
— Et pour Graham ? Vous avez retrouvé des informations sur son accident ?
— J’étais déjà au courant. Ses deux enfants et sa femme sont morts en chutant de…
— Ce n’est pas d’eux dont je parle. Mais de la personne responsable du drame.
Julie se fige. Elle sort le papier avec son schéma et l’observe attentivement.
— Vous voulez dire Justine Dumetz ? Mince, c’est vrai… Je n’ai pas pensé à vérifier ce qu’elle était devenue. Vous croyez qu’il pourrait y avoir un lien ? Que comme Burleaux, elle aussi pourrait avoir disparu ?
Dorothée se dirige vers la fenêtre, l’ouvre et agite le bout de sa cigarette. Des cendres s’envolent dans l’air.
— Vous avez un moyen de vérifier rapidement ?
Julie sort son téléphone portable.
— J’ai un contact à la police judiciaire de Lille.
Dorothée lui attrape le poignet et la tire vers la sortie. Elle referme la porte de l’appartement sans verrouiller.
— Vous appellerez en route. On va prendre la voiture de ma sœur.
— Pour aller où ?
— Dans la grange. J’ai la certitude que mon père est impliqué dans quelque chose de monstrueux.
Devant la vieille Fiat, Dorothée s’installe du côté passager et tend les clés à Julie.
— Je préfère ne pas conduire quand j’ai le choix. Je n’aime pas ça.
Sans se poser davantage de questions, Julie met le contact et démarre.
Derrière, un autre véhicule les suit.
Sur le siège passager repose une cagoule noire.
La voiture d’Alice gagne l’autoroute A26 et file en direction d’Arras. Julie raccroche son portable et le cale entre ses jambes.
— Le temps que mon contact retourne à la brigade, et nous aurons notre réponse très bientôt au sujet de Justine Dumetz. Écoutez, Dorothée, vous devez me dire en quoi vous et votre sœur êtes mêlées à cette histoire.
Julie regarde dans son rétroviseur et se met à doubler dangereusement. Dorothée plaque sa nuque contre l’appuie-tête.
— Tout est dû à un enchaînement de circonstances qui a commencé le 8 octobre. Ce matin-là, le docteur Graham a emmené Alice pour réaliser des tests au CNRS du côté de Paris. Dans le laboratoire, il s’est passé quelque chose que je ne comprends pas.
— Vous accompagniez votre sœur ?
— Non, mais je suis plus ou moins au courant de ce qu’elle fait.
— Au courant ? Comment vous pouvez l’être ?
— C’est comme ça, ne cherchez pas à savoir, OK ?
Julie acquiesce en silence. Elle se souvient vaguement que les personnalités multiples se protègent derrière des paradoxes qu’elles sont incapables de résoudre et éludent les questions gênantes. Dorothée poursuit ses explications.
— Après cette expérience, j’ai eu, moi aussi, un trou noir de deux jours, comme Alice. Ça ne m’était arrivé qu’une ou deux fois dans ma jeunesse, puis aujourd’hui, chez Graham. C’est évident que c’est à cause de Birdy. Il est de retour. Chaque fois qu’il sort, j’ignore ce qu’il fait.
— D’où vient-il ?
— Je ne sais pas, mais ce qui est certain c’est qu’il met ma sœur en danger. Le 8 au soir, sûrement sous l’influence de Birdy, elle a frappé mon père de deux coups de couteau. Elle voulait le tuer.
Julie essaie de garder son calme et de ne pas montrer sa stupéfaction. Alice Dehaene est en train de lui révéler une tentative d’homicide. Et que dire de son père, qui certifiait avoir voulu se suicider ? Cherchait-il à protéger sa fille ?
— Pourquoi vouloir le tuer ?
Les yeux de Dorothée s’enflamment.
— Parce que Birdy a jugé que mon père le méritait, tout simplement. Il a fait ce que je n’ai jamais osé faire…
Le calme de l’habitacle est reposant, les phares des véhicules, hypnotiques. Dorothée parle à présent d’un ton posé, cristallin, sans colère.
— Le 8 au soir, Alice frappe mon père. Dans la nuit, je retrouve un chemisier ensanglanté dans sa douche. Et le 9 au matin, vous et vos équipes tombez sur un type enroulé dans une couverture lui appartenant. Il y a forcément un lien entre ma sœur, mon père et votre patient. Un lien que Birdy connaît.
Julie a envie que tout s’accélère, que les révélations pleuvent, mais elle doit avant tout ne rien laisser paraître et procéder par étapes. La jeune femme, à ses côtés, détient toutes les clés dans son cerveau, mais est incapable de les restituer. Peut-être que Graham, lui, sait. Peut-être connaît-il la vérité, et qu’il l’a cachée. Ce qui expliquerait son comportement troublant, chez lui.
— Et vous avez une idée de la nature de ce lien ?
Dorothée inspire.
— C’était il y a une dizaine d’années, à la ferme… Je n’avais pas le droit de me rendre seule dans l’étable, mais je l’ai fait quand même, pendant l’absence de mon père. J’y ai découvert d’étranges articles de journaux. Ils étaient découpés méticuleusement et collés sur le sol, cachés sous de la paille. Tous avaient un point commun : ils relataient la douleur et la colère de victimes. Exactement comme les journaux, chez Graham.
— Des… Des victimes de la route ?
— Des accidentés de la route, des erreurs médicales, des erreurs judiciaires. On y parlait d’innocents mis en prison, de vies brisées, de destins fracturés à cause de la négligence et de la violence de certains. Papa avait collé tous ces articles de manière obsessionnelle, il y en avait des dizaines, des centaines. C’est pour cette raison que j’ai eu un tilt, lorsque vous m’avez parlé de Graham et de la photo du catatonique. Une couverture ensanglantée qui vient de la ferme, retrouvée sur le responsable d’un accident… Ces articles collés dans l’étable…
Elle se tait. Le ronflement paisible du moteur la détend.
— Je suis presque certaine que…
Le silence, de nouveau. Dorothée donne l’impression d’une chambre à air qui se dégonfle. Ses épaules basculent vers l’avant, son dos se courbe, tandis que ses paupières battent de plus en plus vite. Puis ses yeux se plissent, les lumières des phares semblent la blesser à présent. Elle palpe ses lunettes sur son torse et les chausse. Elle se retourne, regarde autour d’elle, puis fixe Julie avec détresse.
— Qu’est-ce qu’on fait ici ?
La conductrice essaie de se concentrer sur son trajet, le flux des voitures augmente à l’approche d’Arras.
— Alice ?
La jeune femme glisse une main désespérée sur son visage.
— Nicolas est encore venu ?
Julie ne sait que répondre. Elle connaît la fragilité de ces malades, et les difficultés qu’ils ont à avoir conscience de leurs troubles. De ce fait, elle acquiesce timidement, et répond par une question :
— Quel est votre dernier souvenir ?
— On… On parlait dans mon appartement. Vous m’avez montré la photo d’une couverture, et…
— Et ?
Alice sent l’odeur de tabac qui imprègne ses vêtements.
— Je… Je ne me souviens plus. Que s’est-il passé ? Où va-t-on ?
— Chez votre père.
Elle désigne la paume de la main de la jeune femme.
— Cette histoire de grange…
— La grange, oui. Le X…
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