Julie essaie de mettre de l’ordre dans ses idées. De comprendre.
— Quand j’ai rencontré votre sœur Dorothée, elle m’a parlé de Birdy. Ça vous dit quelque chose ?
Alice souffle de la buée sur sa vitre, ses deux poings se contractent.
— Il m’a toujours effrayée. Depuis toute petite, j’ai la frousse d’aller dans certains endroits, comme la grange justement, l’étable ou sous les douches, parce que je sais qu’il m’y attend. Je rêve aussi de lui, en permanence. Je crois qu’il cherche à me faire du mal. Mais…
Elle se tait brusquement, tourne mollement la tête vers Julie, tandis que la voiture quitte l’autoroute.
— Je ne sais même pas qui vous êtes. Juste une inconnue de plus qui gravite dans mon univers. Pourquoi vous vous trouvez ici, avec moi ?
— Parce que toutes les pistes de l’affaire sur laquelle je travaille mènent à vous. J’ai besoin que vous m’indiquiez la route. Je ne me souviens plus du trajet, et j’ai oublié mon GPS.
Alice indique en détail la direction à prendre et sombre définitivement dans le silence. De plus en plus, la lumière de la ville diminue. Une forêt se dessine, là-bas, sous la pleine lune. Le portable de Julie se met à vibrer.
— Excusez-moi…
Alice angoisse. Ce soir, elle sait qu’elle risque d’affronter encore son père, elle l’imagine déjà en face d’elle, les poings sur les hanches, à attendre qu’elle desserre les lèvres. Osera-t-il pointer son fusil sur elle, comme il l’a fait sur Fred ?
Sa voisine rabat le clapet de son portable, le regard inquiet.
— Quelque chose ne va pas ? demande Alice.
Julie ne lui répond pas, perdue dans ses pensées.
Justine Dumetz, responsable de l’accident de la famille Graham, a disparu au milieu de l’année 2004, presque un an après le drame. Elle a quitté son travail un jeudi soir, et plus personne ne l’a jamais revue. Comme le catatonique. Deux responsables d’accidents, deux disparitions. Cela ne peut pas être une coïncidence. L’assistante sociale compose de nouveau le numéro de téléphone de son contact.
— Oui, encore moi… Excuse-moi, mais tu as moyen de faire des recherches pour moi ?… Je sais, il est tard… C’est sympa… Oui, alors il faudrait que tu fouilles du côté de disparitions inexpliquées, aux alentours des années 2000 à 2007 peut-être… Voir si des personnes disparues ont été impliquées dans des drames, comme des accidents de la route, ou… C’est trop vaste ? Ce genre de recoupements ne peut pas être fait ? Mince ! Attends… Attends deux secondes…
Julie serre les dents, cherche une réponse dans le regard d’Alice. Elle se remémore les paroles de Dorothée quand elle parlait des articles collés sur le sol de l’étable. Drame, justice, médecine… Elle claque soudain des doigts.
— OK, alors cherche une personne disparue en rapport avec le milieu médical. Chirurgien, médecin, anesthésiste. Si tu trouves, essaie de voir si elle a été impliquée dans une erreur médicale… Et si oui, alors tu envoies une voiture à…
Elle dicte l’adresse de la ferme.
— … Je sais, je sais… Un resto ? Pourquoi pas. Si tu trouves. J’attends ton appel.
Elle raccroche et serre son volant.
— Ne m’en demandez pas plus, Alice, d’accord ? Rien n’est sûr, mais je vous garantis que vous saurez tout ce qu’il y a à savoir, dès que j’aurai davantage d’informations.
Elle suit la direction indiquée par Alice. Après deux kilomètres, la voiture s’engage sur le chemin de terre, grimpe la côte et arrive au sommet d’une colline. La ferme apparaît, en contrebas. Alice regroupe ses mains entre ses cuisses et se recroqueville légèrement.
— Cette maison vous fait peur ?
Alice met quelques secondes avant de répondre.
— Ce n’est pas de la peur. Mais un sentiment inexprimable. Comme si une corde se resserrait autour de ma gorge. Ça a toujours été ainsi, depuis toute petite.
La route est boueuse dans la descente, Julie rétrograde et laisse le moteur les porter jusqu’aux abords de la ferme. Quand Alice sort et claque sa portière, l’angoisse l’assaille. La grange, là-bas dans la nuit. La tombe ouverte de Dorothée, juste derrière, luisante sous le clair de lune. L’ombre portée de la ferme sur le sol, avec ses grandes fenêtres obscures. Les alignements des tombes militaires…
Julie laisse ses phares allumés, et observe les fenêtres de la ferme. Cette fois-ci, personne, apparemment. Toutes les lampes sont éteintes à l’intérieur. Alice tend l’index.
— Regardez.
Des traces de boue mènent jusqu’à l’étable. Une lumière filtre sous la porte.
— Mon père s’y est encore probablement enfermé avec le fourgon.
Julie jette un œil sur sa montre.
— Si tard ?
Alice s’avance d’un pas ferme et essaie d’ouvrir, sans succès.
— Ouvre, papa ! Je sais que tu es là !
Rien ne semble bouger. Elle frappe, encore, sans s’arrêter, mais Claude ne lui répond pas.
— Vous êtes sûre qu’il est là-dedans ?
— Les marques de boue sont encore fraîches. Et les portes, verrouillées de l’intérieur. Il fait toujours ça, il s’y enferme.
Elle colle son oreille contre le bois. Une vache meugle.
— Je ne partirai pas, papa ! Pas cette fois ! J’ai besoin qu’on parle !
Elle tambourine de toutes ses forces puis se recule, hors d’elle, et lance un regard vers la grange, sur la gauche. Cette imposante masse brune, effrayante, où l’attend Birdy.
Mais elle sait que Birdy n’existe pas. Il n’a jamais existé ailleurs que dans sa cervelle.
— Je vais dans la grange.
— Je vous accompagne, propose Julie.
— Restez plutôt devant l’étable, et prévenez-moi si mon père sort. Je sais qu’il se cache à l’intérieur. Ce n’est pas possible autrement.
Julie acquiesce, pas très rassurée, puis allume une cigarette, appuyée contre un mur de parpaings.
Alors qu’elle s’approche lentement des hautes portes en bois, Alice cherche par tous les moyens à fuir la peur qui l’envahit. Elle se mord alors les doigts, pour tenter de rester éveillée, pour qu’aucun trou noir ne la happe, pour que ce soit elle qui pénètre dans la grange, avec toute sa conscience. Elle considère Julie, au loin, puis, après une large inspiration, se retrouve à l’intérieur. Elle appuie sur l’interrupteur en répétant inlassablement une même phrase dans sa tête : « Je suis Alice, et cette grange ne peut pas me faire de mal. »
Le X formé par les poutres s’élève au fond. Qu’a-t-il de si particulier ?
Derrière elle, la porte grince. Alice l’ouvre en grand et la bloque avec une plaque d’immatriculation. Son cœur bat jusque dans sa gorge. Le petit bout rougeoyant, tout là-bas, indique que Julie n’a pas bougé.
L’assistante sociale rabat les pans de son gilet contre sa poitrine. Ici plus qu’ailleurs, le vent souffle, froid et humide. Aucune lumière ne vient éclairer le paysage, hormis celle des phares, de la lune et, désormais, du carré orange dans la grange. Le cimetière militaire, au loin, la met mal à l’aise. Sordide impression que des morts vont en sortir, les bras tendus, en poussant des grognements de bêtes sauvages… Elle s’avance vers l’entrée de l’étable, où il lui semble avoir entendu un grincement. Elle relève soudain la tête, intriguée, en direction du sommet de la colline d’où descend le chemin de terre. Est-ce bien une silhouette que son œil a perçue ? Sans plus respirer, elle balaie l’horizon d’un regard inquiet. Rien ne bouge, évidemment. Encore un coup de son imagination, certainement dû à ce paysage sinistre.
Le grincement, à l’intérieur, se renouvelle. Julie, aux aguets, entend une vache qui meugle et des pas qui crissent dans la paille. Elle se recule, jette un œil vers la grange où vient d’entrer Alice, tandis que, face à elle, une clé s’enclenche dans une serrure. Les portes s’écartent, et les prunelles de l’homme qui vient d’ouvrir se chargent de stupéfaction.
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