Son esprit se fracture.
Alors, son dos se redresse, ses épaules s’étirent vers l’arrière, tandis qu’elle bombe la poitrine. Une flamme nouvelle se reflète dans ses yeux, pleine de vie et de colère. Méticuleusement, elle ôte ses lunettes retenues par la mince cordelette marron et les glisse sous son pull. Elle fixe Julie d’un drôle d’air, comme si elle ignorait la raison de sa présence à ses côtés.
Alice n’est plus.
Nicolas n’est pas sorti cette fois, ce n’est pas son rôle.
Il a laissé place à Dorothée, qui vient de prendre le contrôle du corps d’Alice.
Alexandre entend la porte arrière de la camionnette coulisser. Tout à l’heure, on a poussé son corps dans le véhicule, puis baissé un volet de tôle, de manière à créer un double fond qui rend sa présence invisible. Il a aussi entendu une riveteuse s’attaquer à la plaque d’immatriculation. Les gestes semblaient précis, parfaitement rodés, millimétrés. Un travail de professionnel. Un professionnel de la mort.
Là où il est couché, la tôle est couverte de photos. Des portraits de la gamine à qui il a volé la vie. On la voit à trois, quatre, cinq, sept ans…
Accroupi dans le fourgon, l’homme à la cagoule soulève le rideau d’acier. Alors qu’on lui détache les pieds et qu’on serre une corde autour de sa taille, Alexandre sent une terreur nouvelle l’étreindre : il est en route vers son exécution. Il ne peut s’empêcher de revoir le corps mutilé, au beau milieu de la bâche noire. Cette même bâche, propre et luisante, que Claude Dehaene glisse en ce moment même sous son bras.
C’est insupportable. Alexandre se laisse tomber et se met à supplier son bourreau.
— Allons, un peu de tenue ! Tu ne chialais pas comme ça quand tu l’as tuée, la gamine.
Évidemment, le bâillon interdit toute réplique. Claude pousse son prisonnier devant lui et s’enfonce dans la partie nord de la forêt de Saint-Amand-les-Eaux.
Au bout de longues minutes, Claude s’arrête, place Alexandre contre un arbre et le ligote fermement avec une corde avant de s’éloigner. Alexandre se débat autant que ses dernières forces le lui permettent. Les liens l’entaillent, et même s’il parvenait à se libérer, il n’aurait plus assez d’énergie pour courir. Plus cette fois.
Claude rejoint rapidement un endroit un peu plus dégagé. De là, il envoie le signal convenu dans toutes les directions. Deux coups longs, deux brefs, un long. Et il attend.
Son rendez-vous arrive enfin.
Claude lui tend la main. Paul Blanchard la lui serre mécaniquement.
— On éteint les lampes, la pleine lune est suffisante. Vous avez le disque dur ?
Blanchard le lui donne. Claude le range sous sa veste.
— Nerveux ?
— Où est-il ?
— Suivez-moi. Vous avez choisi… une batte de baseball ?
— Vous aviez dit qu’il fallait une arme silencieuse. Je croyais que ça allait être bien la batte, au début. Mais…
— Mais quoi ?
— Rien.
La voix tremble dangereusement, Blanchard semble décomposé. Claude n’aime pas ça et remet les pendules à l’heure :
— N’oubliez pas ce qu’il a fait. Rappelez-vous son sourire de pervers. Il a bien vécu, heureux, avec sa femme, son fils, tandis qu’il vous avait volé ce que vous aviez de plus cher. Qu’est-ce que nous faisons, en ce moment même ?
Le regard de Blanchard change.
— Nous rendons justice.
— Nous rendons justice. Nous sauvons votre famille.
Tandis qu’ils continuent à progresser, Claude ne cesse de lui parler. Il faut que les souvenirs les plus pénibles affluent, que la rage remonte. Blanchard débouche sa bouteille et s’envoie une rasade d’alcool. Soudain, il aperçoit une ombre prostrée au pied d’un large tronc. La colère l’envahit.
Il va le faire. Il va aller au bout.
Claude se positionne devant lui.
— Quoi qu’il arrive, on le laisse attaché à l’arbre. Il a l’air faible, mais ce n’est qu’un leurre. Cet homme est très, très dangereux, et vous le savez.
Pas de réponse. Claude s’approche plus encore de son visage.
— Le bâillon, vous ne touchez pas… Ah, une dernière chose. Si votre geste vous paraît trop difficile, il suffit de tourner le regard avant de cogner. Ça passera tout seul.
Blanchard acquiesce. Claude lui redresse la tête en plaçant deux doigts sous son menton.
— Dites-moi que vous trouvez ça bien, et que vous êtes heureux d’être ici.
Blanchard repousse sa main. Il fixe en silence la forme recroquevillée, sans fléchir. Puis il s’avance, lentement.
Alexandre met quelques secondes à réaliser : c’est bien lui. Le père de la petite fille qu’il a renversée.
Instantanément, un afflux liquide remonte de son estomac et se déverse dans sa bouche. Il tousse, s’étrangle, ses joues enflent et de la matière digérée obstrue les conduits d’air. Une substance rouge et brune s’écoule de ses narines.
Blanchard fait deux pas vers l’arrière et se met à paniquer. Il se retourne vers Claude, appuyé contre un arbre un peu plus loin.
— Il s’étouffe dans son vomi, bon sang !
— Levez votre batte. Et tuez-le.
Blanchard s’élance vers l’avant et s’accroupit. Il tire sur les épaisseurs de chatterton et parvient à enlever le bâillon. Alexandre bascule sur le côté et crache du vomi. Il n’a plus la force de se relever, on dirait un poisson échoué, agonisant.
Blanchard recule d’un pas. Quel monstrueux spectacle, quelle horreur. L’homme, à ses pieds, n’a plus rien de cet être arrogant et destructeur qui a transformé sa vie en enfer. Il tourne la tête, pris de panique.
Une main s’écrase sur sa nuque.
— Ce n’est pas le moment de flancher, d’accord ? l’avertit Claude d’un ton sec. Je sais que c’est dur, mais vous l’avez voulu autant que moi.
— Je… Je n’ai rien voulu. C’est vous qui m’avez contacté. Vous…
On le pousse vers l’avant.
— Vous cognez, vite et bien. Qu’on en finisse. Il n’y a plus de marche arrière possible, vous saisissez ? Il a détruit votre vie, celle de votre femme ! Tuez-le !
Blanchard avance contre son gré, des forces opposées luttent en lui. Il se trouve près d’Alexandre, qui tourne lentement la tête dans sa direction.
— Me regarde pas ! hurle Blanchard. Tu… Tu mérites tout ça !
Les doigts se crispent sur le manche. Alexandre tente de marmonner quelque chose. Blanchard incline la tête.
— Qu’est-ce que tu dis ?
Il se penche un peu, et parvient à entendre :
— Sous ma combinaison… Prenez…
Blanchard s’exécute, méfiant. Il s’empare d’une boule de papier rouge, qu’il observe sans comprendre.
— Le ballon de… mon fils… murmure Alexandre. Vous… pourrez le… lui rendre ? Il a… huit ans… Et… il m’attend pour jouer au foot…
Alors, la batte tombe par terre. Blanchard recule et trébuche contre une racine, avant de secouer la tête.
— Je ne peux pas. Non, non, je ne peux pas…
On l’attrape par l’épaule, on l’arrache du sol.
— Vous devez lui prendre la vie, insiste Claude d’une voix ferme. Il a fait le mal ! Il a fait le mal !
Blanchard ramasse la batte, le fixe dans les yeux et la lui plaque contre le torse.
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