Fred lui frotte délicatement la joue du bout des doigts.
— Tu as pleuré ?
Alice décolle le cahier de son cœur et le caresse.
— Il appartient à ma sœur. Il raconte un peu sa jeunesse, notre jeunesse.
Fred veut le lire, mais elle ne le lâche pas.
— « Ma vie morcelée, par Dorothée Dehaene ». Un journal intime ?
— Je l’ai trouvé dans le cabinet du docteur Graham. Il y a des choses monstrueuses là-dedans… Sur mon père. Sur ces punitions qu’il nous infligeait à la ferme. Ses comportements tellement bizarres.
Elle inspire profondément.
— Oh, Fred, j’ai appris tant d’horreurs sur lui aujourd’hui. Sur ce qu’il a fait au Liban. Ces douches brûlantes et glacées qu’il nous forçait à prendre. Sa folie…
Fred la serre contre lui, puis ils s’avancent dans le salon. Alice continue à lui raconter :
— Des choses me reviennent, progressivement. Tout ce qui m’arrive, c’est sa faute. Le docteur Graham parlait de souvenirs refoulés. Il est au courant de tout, il avait ce journal en sa possession. Je dois le voir.
Fred sort un papier de sa poche.
— J’ai fait quelques recherches à son sujet. Sa famille est décédée dans un accident de voiture. Sa femme et ses deux enfants…
Alice frissonne.
— C’est effroyable.
Il lui tend la feuille.
— Tiens… Son adresse. Elle n’était pas dans l’annuaire, mais je me suis débrouillé. Agent d’entretien dans un hôpital, une ou deux relations, ça aide pour avoir les coordonnées personnelles des médecins.
Alice s’empare du papier.
— Tu as vu, précise Fred, ton psychiatre n’habite qu’à quelques centaines de mètres de son cabinet, apparemment. Bray-Dunes…
— II… Il aurait dû me parler de ce journal, des violences de mon père. Il n’avait pas le droit de garder le silence.
— Il avait peut-être une bonne raison de le faire ? Peut-être ne voulait-il pas te confronter aux horreurs que tu as lues ? Et s’il avait cherché à te protéger, plutôt ?
Alice ne sait plus quoi penser, ne sait plus qui croire. Fred lui prend les deux mains et les serre dans les siennes.
— Je peux t’accompagner chez Graham si tu veux.
Elle jette un regard vers la fenêtre qui donne sur le port.
— Non. C’est seule que je dois aller là-bas.
Dehors, le soleil se meurt sur l’horizon, les nuages se parent de violet, de couleurs sucrées. Quelque chose de très doux vient s’écraser sur sa joue, elle se retourne et ferme les yeux dans un soupir.
— Je crois que… que je t’aime, Fred.
Elle s’empare de son blouson et, le journal serré contre elle, s’engage dans la cage d’escalier. Ils avancent tous les deux dans la rue, elle devant, lui derrière.
Elle claque la porte de sa voiture. Fred frappe à la vitre.
— Dis-moi qu’on se revoit bientôt…
Elle ferme les yeux, puis dévoile à nouveau ses grands iris bleus.
— Très bientôt. Ta proposition pour travailler à l’association et m’héberger tient toujours ?
— Évidemment.
— Alors, je reviendrai.
Elle démarre et le regarde longtemps dans son rétroviseur.
Elle voudrait déjà être à nouveau dans ses bras.
Bray-Dunes… Alice retrouve la ville qu’elle a quittée l’après-midi même. Avec sa carte, elle repère immédiatement la bonne rue. La voiture bleue de Luc Graham est garée sur le trottoir. La maison se perd dans un encadrement d’arbres mal taillés, les mauvaises herbes foisonnent et le bois des volets souffre des attaques du sel.
Une petite lumière brille à l’étage. 19 heures, l’obscurité des soirs d’octobre est déjà là.
Alice sort et rabat le col de son manteau. Elle tient dans sa main le journal intime de sa sœur. Elle s’engage dans l’allée, moralement épuisée. Son corps semble peser des tonnes, sa lutte doit se terminer ce soir. Même si elle revient blessée, même si Luc Graham lui apprend des choses effroyables, elle ira au bout. Elle veut savoir ce que fut sa vie, pourquoi et comment son père a pu la transformer en un fantôme parmi les vivants.
Elle veut savoir jusqu’à quel point elle doit maudire Claude Dehaene.
Elle sonne. Elle imagine déjà son psychiatre, face à elle, avec ses yeux bleu gris chargés de reproches. Elle attend, on ne répond pas. Elle recule, jette un œil à l’étage.
— Docteur ?
Rien ne bouge, et pourtant la lumière témoigne d’une présence. Elle s’avance à nouveau, sonne, frappe violemment contre le bois usé. Alors, la porte s’ouvre d’elle-même dans un grincement. Elle passe sa tête dans l’embrasure, timidement, réitère son appel sans plus de succès.
La curiosité, le poids du silence la poussent à l’intérieur. Elle progresse à petits pas, guère rassurée. Tout est si statique, si froid autour d’elle…
Personne. Elle s’apprête à quitter les lieux, mais elle reconnaît l’imperméable gris, sur le portemanteau.
— Docteur ? Vous êtes là ? C’est Alice. Alice Dehaene.
Elle se dirige à présent vers le hall, brusquement persuadée que quelque chose cloche. D’un pas désormais alerte, elle monte à l’étage.
Un fin rai de lumière se laisse deviner sous une porte fermée. Bêtement, Alice frappe, mais elle sait par avance qu’elle n’obtiendra aucune réponse.
Elle se décide à entrer.
Une main lui agrippe soudain le pied. Luc Graham est allongé au sol, agonisant.
— Alice…
La jeune femme se penche.
— Docteur !
Graham la tire vers lui avec le peu de forces qu’il lui reste. Il essaie de murmurer. Il lui attrape la main et, du bout de l’index, trace sur sa paume un X ensanglanté.
— La grange… Vous devez… aller…
Ses yeux se révulsent, ses doigts se détendent. Il lâche son dernier souffle. Alice tente de l’arracher du sol.
Lorsqu’elle le soulève, elle voit la flaque de sang qui s’étale sous lui. Et la profonde entaille, dans son dos.
Le cri n’a pas le temps de franchir ses lèvres.
À la vue du sang la dissociation est immédiate.
Alice n’est plus.
Nicolas recule puis, la seconde suivante, se retrouve en position de repli, contre le mur. Très vite, ses yeux arrondis furètent à droite, à gauche. Il se précipite sous le lit à la vitesse d’un iguane en fuite. Là, il se recroqueville, et se met à chanter doucement, les paupières baissées, serrant et desserrant les poings comme s’il malaxait de la glaise.
— Pour avoir des noix d’coco, des noix d’coco, des noix d’coco. Pour avoir des noix d’coco… Il faut s’couer le cocotier, le cocotier…
Nicolas se rassure comme il peut, il aime bien chanter quand les choses vont mal, et que papa va se mettre en colère. Chanter, ça aide à supporter. Occupé à jouer avec les poils de la moquette, il ne voit pas les deux pieds enfoncés dans des sachets, près de la porte.
Les chaussures enveloppées de plastique chevauchent le cadavre de Luc Graham et s’immobilisent au niveau du couteau, posé à côté du psychiatre.
— Tu sors me rejoindre, Nicolas ? demande une voix masquée. Je vais te ramener à la ferme. Si on tarde trop, tu sais ce qu’il risque de se passer ?
Nicolas gratte nerveusement la croûte imaginaire de son genou. Il ne veut plus que papa le contraigne à rester debout avec des livres dans les mains, ni qu’il le mette sous la douche tout habillé et le brûle.
— T’es qui ? demande-t-il sans quitter sa cachette.
Une tête recouverte d’une cagoule noire apparaît sous le lit. Un fin sourire se dessine sur les lèvres de Nicolas.
— T’es la cagoule que j’ai déjà vue avec pap-euh par la fenêtre de ma chambre ?
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