Son estomac remonte dans sa gorge.
C’est dans cette gueule sordide qu’il allait finir. Comme Dumetz. Comme les autres. Des macchabées qu’on ne retrouvera jamais.
Pas de corps, pas de suspects, pas d’enquête.
Vidé de ses forces, il reprend sa progression en contournant le puits. L’obscurité, à nouveau. Sa main palpe le mur, il se guide à l’aveugle, marche encore longtemps, puis retrouve espoir quand, enfin, une lueur apparaît. Il accélère, la lumière augmente… Ne reste plus qu’à tourner à droite pour la rejoindre. Et s’échapper.
Quand Alexandre arrive enfin à l’angle, tout le désespoir du monde s’abat sur ses épaules.
Le fauteuil se dresse là, à quelques mètres.
Rien n’a changé. Alexandre a tourné en rond.
Il n’a pas le temps de se retourner. Le feu se répand dans ses omoplates, la douleur s’enroule autour de sa colonne vertébrale et déconnecte son système nerveux. Il s’écroule, à demi conscient, incapable de remuer.
— Tu vas vraiment nous mettre en retard, tu sais ? Et notre ami commun risque de franchement s’impatienter.
Un paquet de cordes tombe juste sous son nez.
Claude se rapproche.
— Tu savais que je ne tirerais pas, hein ? Parce que je ne suis pas un meurtrier et que, contrairement à ce que tu peux croire, je suis incapable de tuer quelqu’un. Ce n’est pas pour moi que j’agis ainsi, c’est pour rendre service aux gens. À ceux à qui tu as tout pris.
Réfugiée sous son lit, Alice se sent prête.
Elle ouvre le journal intime de Dorothée à la première page.
12 janvier 1995
Cher journal,
Me voici, face à toi. Je m’appelle Dorothée, j’ai treize ans et demi et j’ai envie de t’écrire. J’ai une sœur qui s’appelle Alice, un papa qui s’appelle Claude et une maman handicapée qui s’appelle Blandine. Tu sais, je t’écris parce que…
Alice sourit, pleure, les souvenirs affluent dans sa tête. Tout paraît si lointain, flou, indéfini. Ces pages lui rappellent tant de parfums, de clichés, mais derrière s’ouvrent tellement de blessures, de peurs incompréhensibles. Dorothée parle de leur mère, son LIS, des visites à Berck… Puis elle raconte la magie de la gémellité, tout ce qui les a réunies, séparées. L’intérieur du petit monde d’Alice reprend ses couleurs, ses formes.
6 avril 1995
… Je ne parlerai plus jamais, cher journal, de Nicolas, le petit attardé qui vient faire du mal à ma sœur et la rend malheureuse. Il se plaint sans cesse, c’est un trouillard fini, un bon à rien. Je le déteste.
Nicolas… Le petit être dont lui ont parlé son ami Fred et le docteur Graham. La teigne qui aspire sa vie, la transforme en malade mentale. Ainsi, Dorothée savait que Nicolas se terrait déjà en elle, si jeune. Pourquoi ne le lui avoir jamais révélé ? Pourquoi son père n’a-t-il jamais agi pour chasser Nicolas ?
Alice se recroqueville davantage. Elle dévore chaque ligne, s’enfonce dans les détails d’un monde aujourd’hui disparu. Tant de choses que Dorothée raconte, et qu’Alice a oubliées. Puis viennent les passages douloureux, comme la mort de Don Diego, les colères et les pleurs de son père, qu’elle entendait depuis sa chambre. Les jours et les événements se succèdent.
Elle reprend son souffle. Elle s’approche du mois fatidique : septembre 1997. Date de la mort de Dorothée. Avant cela, Dorothée a beaucoup écrit.
19 août 1997
Cher journal,
Aujourd’hui encore, j’ai attendu Alice, et aujourd’hui encore, elle n’est pas revenue. Papa me dit de ne pas m’inquiéter, qu’elle finira bien par réapparaître, un de ces jours. Mais moi, je m’inquiète quand même. Où est-elle ? Papa non plus n’a pas de réponse. Elle a purement et simplement disparu, depuis une semaine. J’ai vu des choses horribles à la télé, hier, des méchancetés que certains hommes faisaient à des enfants. Ça m’a effrayée.
Et si Alice avait été kidnappée ? Et si on lui avait fait du mal ? Pourquoi papa n’appelle pas la police ? C’est très curieux, cher journal, parce que papa, il continue à faire comme si de rien n’était. Il cultive son jardin, il sifflote, il va chercher maman et la ramène à Berck, mais il parle très peu d’Alice.
Je sais, je n’écris plus beaucoup, mais je n’ai pas trop le moral, avec ce qui se passe ici.
Alice retient sa respiration. Disparue ? Elle tourne la page. Onze jours plus tard.
30 août 1997
Cher journal,
Papa est moins méchant avec moi ces derniers jours, Mirabelle y est pour beaucoup, je crois. Elle passe de plus en plus de temps avec lui et, au moins, j’ai la paix. Quelle bavarde, celle-là ! Même à maman, elle parle, elle parle tout le temps ! Sa ferme, son paternel décédé, blablabla, blablabla…
Papa me force à faire mes devoirs tous les jours, je continue à bien me débrouiller en maths, en physique et en anglais, les seules matières qui me plaisent vraiment. Surtout l’anglais. Je m’entraîne en prononçant quelques mots, dès que j’y pense. Je peux aussi écouter de la musique, papa a acheté une petite radio pour mettre dans ma chambre. C’est désormais là que je passe la majeure partie de mon temps. Là et auprès de maman, quand il faut s’occuper d’elle. J’ai quinze ans et une vie pas très fun.
Bref, toujours pas vraiment le moral.
See you soon, cher journal.
Alice fronce les sourcils. Pourquoi Dorothée ne parle-t-elle plus d’elle ? De cette étrange disparition ?
2 septembre 1997
Cher journal,
Je regrette vraiment qu’Alice ne soit plus là. On se chamaillait souvent, peut-être, mais au moins, papa me fichait la paix avant.
Il était en colère, il y a trois jours. Tu sais, quand il gueule en montant les escaliers, ce n’est jamais bon signe. Il a déverrouillé la porte et m’a tirée par les cheveux jusqu’en bas, sans m’expliquer pourquoi. J’ai hurlé, j’ai vraiment hurlé et maman, qui était dans son fauteuil, a tout entendu. J’ai croisé son regard, à maman. J’ai su qu’elle voulait venir m’aider. Mais elle pouvait pas, tu sais bien.
Rien qu’à t’écrire ces quelques lignes, j’en ai encore mal. Papa, il m’a emmenée dans la salle de bains du bas, m’a attachée avec les sangles puis… Tu ne vas pas me croire, mais il a tourné le robinet d’eau chaude à fond. J’étais tout habillée, mais c’était comme si on me donnait des coups de couteau. J’ai crié si fort que ma voix s’est cassée, et mes mains, mon visage sont devenus rouge écarlate. Il hurlait après Alice, il l’appelait sans cesse, en pleurant. Puis il m’a ramenée à ma chambre, et il m’a encore enfermée.
On dirait qu’il me pense responsable de la disparition d’Alice. Je l’ai détesté et, dans ma tête, j’ai voulu le tuer. Toute la nuit. J’imaginais un grand couteau se planter dans son ventre. Encore, encore, et encore… Pardonne-moi de penser ainsi, cher journal, mais ça va un peu mieux aujourd’hui.
Le lendemain de la douche (hier soir), il m’a embrassée sur la joue en s’excusant. Il pleurait encore. Il est parti dormir dans la grange.
Je commence à avoir peur, cher journal. Il ne m’avait jamais fait ça avant, quand Alice était là. J’aimerais bien quelle revienne.
Mais elle ne revient toujours pas. Je crois qu’elle ne reviendra plus.
Alice laisse doucement tomber sa tête contre le sol, anéantie. Ce n’est plus un journal qu’elle tient entre les mains, c’est une grenade, un puzzle macabre auquel elle n’ose croire. Claude Dehaene a aussi torturé sa sœur avec la douche. C’est écrit là, noir sur blanc. Torturer sa fille de quinze ans…
Читать дальше