Le pire se cache en elle, Alice le sait à présent. Elle sait que sa maladie trouve sa cause dans les chocs mentaux successifs provoqués par son père. Les punitions, les brimades. « Il ne m’avait jamais fait ça avant, quand Alice était là… » Et cette disparition. Où se trouvait-elle ? Que lui a-t-on fait subir ? Alice ne se souvient de rien. Rien…
Elle replonge son nez dans le cahier.
8 septembre 1997
… Papa continue à s’enfermer dans l’étable avec sa camionnette, c’est impressionnant le temps qu’il passe à l’intérieur. Moi, chaque fois, il m’enferme dans ma chambre. Ça fait des mois que ça dure. Des fois, il recouvre maman d’une couverture ici, en bas, puis il l’emmène aussi à l’intérieur de l’étable. Un jour, peut-être, ce sera mon tour. Et puis… Il y a cet autre type que j’aperçois de plus en plus souvent, depuis ma fenêtre. Un drôle de type avec une cagoule, qui part avec lui s’enfermer auprès des vaches. C’est trop, trop bizarre, cher journal.
Alice incline un peu la tête. L’homme cagoulé… C’est vrai, elle se rappelle l’avoir déjà vu, depuis sa chambre d’enfant.
J’aimerais bien sortir un peu de la ferme sans que papa m’accompagne en permanence. Je sens des choses naître en moi, l’envie, peut-être, de partir un jour. Où ? Comment ? Je ne sais pas. Je sais de toute façon qu’il ne voudra jamais. Il me tuerait peut-être, si j’osais. Et si Alice s’était tirée, tout compte fait ? Et si elle avait osé faire ce que je n’oserai jamais ?
Non, non, je t’écris ça, mais je sais que c’est impossible. Alice n’a jamais eu le cran de rien, je crois que si papa avait mis le feu à sa chambre en lui demandant de rester à l’intérieur, elle aurait obéi.
14 septembre 1997
J’ai bu de l’alcool en cachette, je voulais goûter. C’est dégueulasse d’abord, et après, je me suis sentie toute gaie. Papa l’a vu et m’a punie.
Aujourd’hui, papa est parti avec maman dans l’étable.
Je ne recommencerai plus jamais, je le promets.
17 septembre 1997
J’ai peur, cher journal, peur de ce qui va se passer ici. Ce matin, papa était parti à la ville et il a oublié de fermer les portes de l’étable à clé, comme chaque fois qu’il s’absente. Alors, je suis allée voir à l’intérieur. Pourquoi lui et l’homme cagoulé passaient-ils des heures et des heures là-dedans, à deux parfois, ou seul chacun de leur côté ? Pourquoi papa rentrait-il la camionnette à l’intérieur, à certains moments ? Peut-être qu’il transportait des choses. Je voulais comprendre. Est-ce en rapport avec les vaches ? Mais qu’est-ce qu’on peut bien faire à des vaches, hein ? Je suis entrée, j’étais paralysée, la peur qu’il revienne. J’ai fouillé partout, je ne comprenais pas, il n’y avait vraiment rien de bizarre. Les vaches, les auges, la trayeuse, quelques outils. Puis, d’un coup, je me suis rendu compte de quelque chose de vraiment intrigant : la logette du fond. Jamais elle n’a servi depuis la construction de l’étable. Papa avait fabriqué trois logettes, mais n’a toujours élevé que deux vaches. Alors pourquoi, depuis des années, papa la recouvre de paille fraîche ? Pourquoi changer la paille d’un endroit qui ne sert jamais ? Je me suis avancée, et j’ai poussé la paille. Il y en avait vraiment beaucoup, plusieurs épaisseurs. C’est comme ça que j’ai découvert un truc surprenant. Il y avait des articles de journaux, des dizaines d’articles de journaux découpés, collés sur le sol comme pour constituer une mosaïque. Je me suis penchée, on ne parlait que d’accidents, d’erreurs médicales, de procès et de jugements. Il y avait des photos partout. Des voitures déchiquetées, des gens en pleurs, c’était horrible, tous ces titres macabres. Sur certains papiers, il y avait des gouttes noires. Du sang, cher journal, c’était du sang, j’en suis presque certaine. Pourquoi il avait collé ça au sol, pourquoi il le cachait ? Certains papiers pourrissaient, se déchiraient. J’étais tellement écœurée, effrayée, que j’ai entendu le ronflement de la camionnette presque trop tard. J’ai eu si peur ! Je me suis sauvée, j’ai couru dans la maison et me suis enfermée dans ma chambre.
Mais j’ai fait une bêtise, cher journal. Une grosse, grosse bêtise. La paille… J’ai oublié de remettre la paille correctement. Quand papa va se rendre dans l'étable, il va forcément s’en apercevoir, il s’aperçoit toujours de tout. Je risque de morfler.
Je crois que je vais mal dormir. Je n’irai plus dans l’étable.
See you soon, cher journal.
Alice tourne la page. On y est… La date de la mort de Dorothée…
29 septembre 1997
Cher journal,
Aujourd’hui, c’est mon anniversaire.
Le pire cauchemar de ma vie.
Papa devient fou. Il me punit de plus en plus, il veut qu’Alice revienne, il croit que tout est ma faute. Il me déteste vraiment… C’est horrible, cher journal, mais ce matin, il m’a appelée, il était au fond du jardin. Il pleuvait beaucoup. J’y suis allée, et il m’a montré une tombe.
Ma tombe.
Dessus, il y avait mon nom, et une date : 29 septembre 1997. Aujourd’hui, quoi, le jour de mes quinze ans. Tu ne peux pas imaginer ce que j’ai ressenti.
Il est reparti, sans me parler. Je suis restée au fond du jardin, j’avais froid, mais je suis restée. Mon nom, sur une tombe.
Pourquoi papa me fait ça ? Pourquoi il me tient responsable de la disparition d’Alice, au point de me chasser de son cœur et de me tuer ? J’espère qu’un jour, elle reviendra. Même si j’ai jamais prié, je demande chaque jour au méchant type qui retient ma sœur de la relâcher. Parce que c’est forcément un méchant type qui a fait ça.
Je ne vais pas bien, cher journal, et je vais m’arrêter d’écrire, puisque aujourd’hui, je suis morte. Tout cela ne mène à rien, et tout empire autour de moi. J’y ai longuement réfléchi. Je te dis adieu.
Alice se ronge les ongles. Ces révélations la consument, la retournent. Alors c’était ça, l’explication de la tombe ? Une folie de plus, pour détruire Dorothée ? Comment peut-on dériver à ce point ?
Le Liban… Tout doit venir de là-bas. L’origine du mal.
Alice tourne la page. Plus rien. Ni là, ni après.
Elle porte ses mains tremblantes sur son visage. Une histoire de dingues.
La jeune femme n’a pas le temps de pousser sa réflexion plus avant. On frappe à la porte. Elle s’empare du journal, roule sur le côté et se rue dans le hall.
Elle ouvre. Un choc résonne dans sa poitrine. Un choc si agréable.
— Fred…
Alice retient son souffle, son cœur s’accélère davantage quand un pâle sourire vient se dessiner sur son visage. Elle ressent le bienfait de ses lèvres qui se tendent, et cette chaleur qui se déverse en elle, chaque fois qu’elle le voit.
Elle l’embrasse, et ça lui fait tellement de bien. Il est beau. Ses cheveux blonds tombent le long de ses épaules, ses joues sont rouges de la fraîcheur extérieure. Il s’avance lentement à présent, et Alice n’a plus envie de fuir.
— Je vais devoir te courir après jusqu’au bout du monde ?
Alice regarde ses pieds, hausse un peu les épaules, puis lui adresse un regard droit et ému. Fred remarque son trouble, il lui prend doucement la main. Alice se sent mieux à présent, sans peur, sans colère. Juste un sentiment apaisant. Quelque chose qui pourrait ressembler à de l’amour.
— Tu ne pourras pas toujours me suivre comme ça, Fred. Je ne suis pas quelqu’un pour toi. Ni pour personne, d’ailleurs.
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