— Combien en avez-vous tué, Claude ?
— La folie régnait, c’était… une hystérie, on pouvait sentir le mal, le palper. Ces hommes n’obéissaient plus à rien. Ils massacraient autant qu’ils riaient. Nous… Nous n’étions plus humains.
— Combien ?
— Je… Je…
Un bruit de chaise, puis celui d’une chute.
Alice rouvre les yeux au déclic du magnétophone. Elle se relève, titube.
Son père n’a pas juste affronté l’horreur. Il a participé à l’horreur. Il a brassé la mort, arraché la vie.
Tout ça pour survivre.
Alice étouffe, elle ouvre grande la bouche mais l’air peine à s’engouffrer. Elle se traîne jusqu’à la fenêtre et bascule de l’autre côté, à l’extérieur. Elle voit encore les sangles sur ses bras, la brûlure de la douche. Alice sait à présent qu’elle a vécu ces ignobles punitions, les images-souvenirs sont là, précises, pareilles à un visage qui remonte lentement à la surface de l’eau. Elle voit les gouttes de vapeur perler sur le carrelage blanc, elle entend le caoutchouc des sangles grincer contre sa chair, elle ressent la morsure du feu sur sa peau d’enfant. Et devant elle, dans le flou de la vapeur, elle reconnaît la silhouette de son père.
Il l’attachait sous une douche aménagée pour sa mère, et déversait de l’eau brûlante.
Tout cela a réellement existé. Et c’était son enfance. La sienne, et celle de Dorothée.
Elle se met à courir sans but précis. Le vent sur son visage la revigore. Elle erre vers une destination inconnue, le murmure timide de la mer l’appelle, oriente ses pas. Elle aimerait partir dans l’obscurité, au fond de l’eau, et ne plus jamais remonter. Elle aimerait avoir l’esprit en paix.
À bout de souffle, elle s’engage alors dans un petit sentier entre les dunes. Le vent joue avec la nature. Alice dévale la pente jusqu’à un blockhaus à demi enfoui.
Elle pleure. Aussi fort et longtemps qu’elle le peut, jusqu’à ce que la haine l’envahisse. Quel père a pu tuer des gamins, des mères, même sous la contrainte ? Alors que quelques jours plus tard, il serrait ses enfants tout juste nés dans ses bras ?
Adossée au mur de béton, elle se laisse choir, le regard perdu vers le large, le cahier entre les jambes. Elle a peur. Quelles autres horreurs se cachent derrière ses trous noirs ? Quelles autres punitions ?
Elle caresse la couverture du journal intime de Dorothée. Elle aimerait l’ouvrir mais c’est trop difficile pour elle. Trop difficile parce que c’est tout l’intérieur du petit monde d’Alice qui s’apprête à ressurgir. Don Diego, qui court après ses bâtons, sa mère figée face au cimetière, son père penché au-dessus de ses légumes…
Le docteur Graham a raison : toujours les mêmes images.
Le vent souffle et s’engouffre dans le blockhaus, provoquant un sifflement sinistre. Alice se redresse, soudain terrorisée. Cette plage, l’eau au loin, ces silhouettes inquiétantes projetées par les dunes. Birdy se terre peut-être là, tout près.
Alice se met à courir vers la route. Elle veut rejoindre sa voiture. Fuir. Elle se glisse dans l’habitacle de son véhicule et démarre. Ce n’est pas ici qu’elle veut lire le journal de sa sœur. Mais chez elle, le seul endroit du monde où elle se sente quelque peu en sécurité.
Il n’y a que réfugiée sous son lit qu’elle réussira à affronter son passé.
Là où Birdy ne pourra la happer.
Le dernier repas du condamné.
Blotti dans des couvertures, Alexandre dévore le plat chaud qui lui a été glissé à travers les barreaux. Du riz et du poisson, dans une assiette, avec des couverts en plastique.
Cette chaleur, dans son ventre, dégage un feu extraordinaire. Du bout des lèvres, couché sur le sol, il a murmuré : « Merci. » Non par obligation, ni par peur de se faire frapper ou torturer, non, il a réellement remercié.
Alexandre pioche les derniers grains de riz avec le bout des doigts, les met dans sa bouche, puis il passe la langue sur l’assiette jusqu’à récupérer le dernier gramme de sauce.
Il dévore sa banane en moins de temps qu’il ne lui faut pour l’éplucher. Il s’étouffe quand il boit son verre d’eau.
Même s’il simule le contraire, Alexandre tient parfaitement debout. Mieux encore : il exécute huit pompes sans s’effondrer, puis deux dernières, à l’arraché. Ensuite, après avoir récupéré, il marche. Beaucoup. Huit pas, d’un mur à l’autre. Demi-tour. Huit pas dans l’autre sens. Encore. On peut en parcourir des kilomètres, dans une cellule.
L’homme à la cagoule ne s’est pas aperçu de ce combat secret. Le bruit lointain des portes métalliques laisse à Alexandre le temps de se tapir au fond de cette cellule plus vaste où on l’a placé, munie d’un interrupteur où il peut moduler la lumière à son gré. Le grand luxe. Ainsi, quand le tortionnaire effectue ses minutieuses vérifications, le gendarme prend la position d’un animal blessé, couché sur le flanc et impotent.
Alexandre pose son assiette sur le sol et se remet sous les couvertures. Face à lui, sur le mur, F a gratté avec ses ongles, pour y graver la sixième lettre de l’alphabet : « F ».
Puis, ailleurs dans la cellule, plus près du sol, il a remarqué une autre inscription dans la craie. Une autre identité.
« Alice. »
Alice, qui commence par la lettre A… Alice… A-t-elle été la première ?
Alexandre sent son estomac se rétracter. Sa haine est tellement immense. Lui qui n’a jamais prié de sa vie, il prie depuis quelques jours, en serrant la boule de papier rouge entre ses doigts.
Avec le dos de sa fourchette en plastique, il se met à graver sa lettre dans la craie, à côté du F… K…
Un bruit de métal, ailleurs… Très vite, Alexandre dissimule sa boule et se recroqueville en position allongée.
L’ombre apparaît de l’autre côté des barreaux.
— C’est l’heure, K.
Tous les signaux internes sont en alerte. Adrénaline, accélération des fluides, Alexandre se traîne vers le côté de la cellule.
— Allons, K. Dépêchons-nous un peu. Quelqu’un s’impatiente, derrière moi. Et cette personne voudrait t’offrir un petit cadeau.
Alexandre bout d’envie de se lever, de se coller aux barreaux et de découvrir qui attend sur le côté. Qui d’autre peut être mêlé à une horreur pareille ?
Mais il se contrôle et détourne mollement la tête. S’il dévoile ses capacités, il est mort. C’est peut-être un piège, encore. Quand il soulève les paupières, l’homme n’est plus là, mais Alexandre entend des bruits, juste à côté. Il a le temps de dissimuler la boule rouge dans sa combinaison. Il veut la garder avec lui, jusqu’au bout… Son fils…
Le bourreau réapparaît, il tire quelque chose, une masse cachée sous une couverture. Il retire alors sa cagoule, des morceaux de tissu placés devant sa bouche tombent sur le sol.
Avec la lumière, Alexandre découvre enfin le visage du monstre.
Il ne peut s’empêcher de serrer les poings. Ce visage est trop, bien trop ordinaire.
Un monsieur Tout le monde, qu’Alexandre ne reconnaît pas.
— Tu t’attendais à quoi ? Une bête ?
Pas de réponse.
— Ce qui fait que la police ne m’a jamais retrouvé, c’est qu’on ne se connaît pas. Et que je n’ai aucun mobile. Je suis un bon père de famille, qui vit dans un endroit où personne ne vient jamais. À vrai dire, je n’existe pas.
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