— La porte du placard est-elle bien fermée ?
— Oui. Enfin, non, pas vraiment. Il y a cette ouverture verticale, entre les deux portes.
— Malaka a mal refermé ?
— Disons, pas totalement.
— Vous voyez à travers ?
— Oui.
— Que voyez-vous ?
— D’abord la cuisine, puis… puis dans le prolongement, le minuscule salon où s’amoncellent de la ferraille et du cuivre. J’aperçois un siège de Mercedes de dos, je devine la silhouette du père de Malaka, et celles des frères, autour, qui ont arrêté de jouer avec des capsules de bière.
— Personne d’autre ? Où sont Najat et Malaka ?
— Pas loin. Près de la fenêtre. Elles sont inquiètes.
— Les soldats approchent ?
— Je les entends dans la rue. Puis les jeeps et les blindés légers aussi.
— Que se passe-t-il quand les militaires défoncent la porte ?
Assise dans le fauteuil de son psychiatre, Alice se ronge les ongles. Elle entend la respiration inquiétante de son père sur la bande magnétique. Elle déteste quand il souffle de cette façon, à la manière d’une bête.
— J’ai peur.
— De quoi ?
— Qu’ils me fassent du mal.
— Ils sont entrés ?
— Oui.
— Que voyez-vous par la fente ?
— Les Kataëb. J’aperçois leurs tatouages, des cèdres, et ils… ils tiennent des machettes. Mon Dieu, elles… elles sont pleines de sang !
— Ne vous inquiétez pas, vous êtes à l’abri, et personne ne peut vous voir.
— Non, personne ne peut me voir.
— Que font les Kataëb, une fois entrés ?
Alice imagine son père grimacer, elle devine ses réactions, les expressions de son visage. Elle tremble. Elle ne veut plus écouter, mais ses sens lui interdisent de bouger.
— Les machettes se lèvent. Le fauteuil de voiture bascule sur le côté et le père roule sur le sol. Ses yeux sont ouverts, fixes. Du sang coule par un trou dans sa gorge. Je… J’entends des cris, les garçons hurlent, je… j’en vois deux s’effondrer, puis…
Alice se mord le poing, tétanisée. Son père raconte avec quelle hargne ils malmènent les femmes. Claude sanglote sans plus s’arrêter. Le psychiatre intervient :
— Claude, Claude, on revient largement en arrière, d’accord ? Calmez-vous, calmez-vous et respirez profondément… Voilà… Rien de tout cela n’existe, Malaka vous demande juste de vous cacher dans un trou, au fond du placard. Elle soulève la nappe, vous ordonne de vous recroqueviller, et la replace correctement. Pensez au calme dans le placard, et souvenez-vous de chacun des gestes de Malaka, c’est très important. Vous vous rappelez ?
— Précisément.
— Et vous entendez les portes se refermer ?
— Oui.
— Les portes sont fermées. Elles sont bien fermées, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Donc, est-ce que vous voyez quelque chose à l’extérieur ? Prenez votre temps pour me répondre, Claude.
Claude prend en effet son temps.
— Non, c’est le noir. Le noir complet.
— Très bien. Donc, pas de fente verticale ?
— Non…
— Et ainsi, vous ne voyez rien.
— Absolument rien. La fente n’existe pas.
— Elle n’existe pas… Elle n’a jamais existé… Quand les soldats rentrent dans la maison, vous avez très peur. Vous n’osez pas bouger.
— Je me tasse encore plus au fond du trou, je n’ai pas touché à la nappe. J’ai froid aux pieds.
— Qu’entendez-vous ?
Claude émet des petits bruits indistincts, on dirait qu’il va pleurer. Puis il répond enfin :
— Des cris, des coups de machettes. Tout le monde hurle.
— Vous distinguez quelque chose ?
— Non, non… Rien du tout.
— Après quelques secondes, après que tous les hommes de la maison ont été éliminés, l’un des Kataëb vient ouvrir la porte du placard. Vous entendez le grincement.
— Je l’entends… Je… Je suis tétanisé.
— Vous voyez un rai de lumière se glisser sous la nappe, vous voyez enfin la fente apparaître. Remémorez-vous chaque détail. L’odeur de la viande séchée, celle de l’alcool dont est imbibé le soldat. Puis Najat… Najat qui hurle… Najat n’est pas morte. Pas encore.
Alice se frotte les épaules, la fraîcheur l’enveloppe. Elle fixe le plafond, toute tremblante.
— Que se passe-t-il à ce moment-là, Claude ?
— D’un seul coup, la lumière arrive. Mes cheveux ! Un soldat me tire par les cheveux et je le supplie de me laisser en vie !
Alice a mal, elle souffre autant que son père, ce ne sont pas des mains inconnues qu’elle sent dans ses cheveux, mais celles de Claude. Elle se débat dans le vide.
— Les autres viennent vers moi, ils gueulent des choses que je ne comprends pas ! Et ils me frappent avec des bouteilles. Ils me donnent des coups de pied ! Ils m’attachent les poignets devant, avec un ceinturon !
Soudain, Alice voit ses propres poignets sanglés, la vapeur sur sa poitrine, elle perçoit la brûlure de l’eau lui irradier les épaules. On la torture, son père l’a poussée sous la douche brûlante ! Elle distingue ses yeux à travers la buée, elle crie mais il ne bouge pas. Au contraire, il la fixe intensément…
— Pourquoi ne vous tuent-ils pas ?
— Ils veulent tous le faire ! Je… Je sais que je vais mourir !
— Pourtant, vous n’allez pas mourir. Pourquoi ?
— Leur chef celui avec… avec le crâne chauve, il parle. Les coups cessent, et… et on me déshabille.
— Que se passe-t-il ?
— Ils… poussent Najat vers moi. Ils lui fourrent un chiffon dans la bouche, puis… ils me forcent… à me coucher sur elle… Ils…
Les sanglots l’étouffent. Alice rétracte ses mains sur le journal intime et ferme les yeux.
— Ils vous demandent de… de faire des choses. Faire des choses pour avoir la vie sauve.
Une longue plainte, presque un hurlement.
— Ils m’auraient tué ! Ils l’auraient prise, elle aussi ! Ce sont des bêtes sauvages, il y a quelque chose qui les anime que je ne comprends pas, que personne ne peut comprendre. Il n’y avait plus de limites, ces hommes étaient devenus des monstres. Ils marchaient d’un seul pas. Je… les ai rejoints dans leur mouvement. J’en ai fait partie. Je n’avais pas le choix.
— Vous n’aviez pas le choix, aucune autre possibilité. Alors vous obéissez. Le temps, Claude… Combien de temps cela dure-t-il ?
— Deux, trois… dix minutes. Ou vingt.
— Et ensuite ?
— Ils me mettent un couteau dans les mains. Je comprends à leur geste que… que je dois…
Il cesse de parler, étranglé par les sanglots, alors le psychiatre poursuit :
— Et alors, vous l’avez fait. Vous avez tué.
— Je n’avais pas le choix !
— Je le sais, ils vous auraient éliminé sur-le-champ, sinon. Ensuite, ils vous ont demandé de couper une mèche de cheveux de la gamine, et de la mettre dans votre poche, comme un souvenir. Cette mèche que vous avez chez vous à présent. C’est exact ?
— Oui, oui.
— Puis ils vous ont gardé auprès d’eux, et ils ont continué avec d’autres femmes.
— Des dizaines. Il y en a eu des dizaines. Ça a duré toute la nuit, puis la journée, et encore la nuit.
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