Julie se retrouve face à un véritable sac de nœuds. Tout semble à la fois lié et incohérent. Graham, Dehaene, Burleaux… Quel rapport réel peut bien exister entre Luc Graham et Burleaux, et surtout, entre Alice Dehaene et Burleaux ?
Elle sait qu’elle ne trouvera pas les réponses seule. Elle se lève, tendue, enfile sa veste et prend la route.
Elle veut affronter Luc Graham, les yeux dans les yeux.
Il suffit de regarder le schéma pour comprendre qui se trouve au cœur de ce micmac…
En cette fin d’après-midi, seul au fond des bois, Luc lance une dernière pelletée de terre sur le corps de Burleaux. Il ne s’est pas senti capable d’attendre jusqu’à la nuit, avec un cadavre dans son coffre. Maintenant, c’est terminé…
De retour à son véhicule, il meurt de soif. Pas de flotte, nulle part.
Il rallume son portable et écoute ses messages. Julie… Elle aimerait le voir, au plus vite. Qu’est-ce qu’elle lui veut ?
Il démarre sa voiture en s’essuyant le front. La sueur coule sur le caoutchouc de son volant. Sous ses vêtements, il est en nage.
Luc s’observe dans le rétroviseur. Il se donne un rapide coup de peigne, essuie à nouveau son front, réajuste le col de sa chemise. Voilà, tout est rentré dans l’ordre. Plus aucune trace de ses actes.
Tout peut redevenir normal. Tout va redevenir normal.
Au moment d’arriver chez lui, il frôle la crise cardiaque.
Elle est là, devant sa maison, à attendre.
Julie Roqueval. Le grain de sable qui peut tout faire capoter.
Luc se gare dans l’allée. Il inspire fortement, se regarde une dernière fois dans le rétroviseur, puis se lance. Il sort de sa voiture avec un sourire.
— Julie ? Si je pouvais m’attendre à vous voir ici.
Julie a les bras croisés. Elle a froid. Luc s’approche.
— Si vous êtes là, c’est que vous avez retrouvé notre patient ?
Elle le regarde dans les yeux et répond sèchement :
— Pas encore. Et vous ?
— Pas vraiment, non. Vous auriez été la première informée, sinon.
Il plonge les mains dans ses poches.
— Je vous inviterais bien à entrer mais… j’ai eu quelques déboires avec ma voiture. Je suis exténué. On se voit demain, à Freyrat ?
Il lui tourne le dos, introduit la clé dans la serrure de sa porte d’entrée.
La voix de Julie, soudain, lui perce les tympans.
— Alexandre Burleaux, ça vous dit quelque chose ?
Ses doigts se rétractent sur la poignée. Il tente de garder son calme et lâche, d’une voix qu’il veut naturelle :
— Absolument rien. Ça devrait ?
— Arrêtez de mentir, Luc. S’il vous plaît… Dorothée Dehaene m’a tout raconté. Ces journaux chez vous, avec les articles sur Burleaux et Blanchard.
Luc est au bord de l’explosion. Dorothée Dehaene…
Le psychiatre entre chez lui, il laisse la porte grande ouverte, comme une invitation. Julie le suit et referme derrière elle. Luc est assis dans le fauteuil, la tête dans les mains. L’assistante sociale remarque les fameux cartons de journaux, près de la cheminée. Luc les désigne du menton.
— Je les collectionnais… Tous les articles macabres qui paraissaient, depuis que ma famille m’a quitté dans un accident de la route. Ils y sont tous… Pendant des mois, après le drame, je n’avais qu’une obsession, une bouée de sauvetage : affronter les accidents des autres, les décortiquer, et, surtout, trouver le soulagement dans la douleur des proches. Par exemple, le témoignage d’un pauvre type qui a perdu sa femme et son fils dans un choc frontal. Il hurlait sur le papier son calvaire, et moi, j’absorbais les vibrations de sa souffrance. Je les aspirais, pour satisfaire mes propres ténèbres. Je me disais que… que je n’étais pas seul.
Il relève la manche gauche de sa chemise. Julie s’approche doucement. Luc passe un doigt sur ses cicatrices.
— Je croyais qu’avec ces journaux, je m’en sortirais… Mais rien n’a changé.
— Quand avez-vous tenté de vous suicider ?
— Au début…
— Lorsque vous avez appris que Justine Dumetz n’écoperait que d’une peine symbolique ?
— Qu’est-ce que vous savez sur elle ? demande Luc.
— Qu’est-ce que je devrais savoir ?
Le psychiatre se lève, part se servir un verre de gin. Julie n’est pas encore au courant que Dumetz a été portée disparue, mais elle finira par le découvrir, tôt ou tard.
— Oui, j’ai reconnu le visage du catatonique. Oui, je n’ai rien dit et j’ai retardé le test au Rivotril. Parce que je ne voulais pas le guérir, il ne le méritait pas. Il avait tué une gamine. Comme Justine Dumetz avait tué ma famille. Et il avait échappé à la justice.
Il regarde son verre, les yeux hagards. Julie frissonne, le ton de Luc est devenu si dur.
— Vous auriez dû faire passer votre travail avant vos sentiments. Ce patient méritait votre soutien, votre aide, autant qu’un autre.
— Non ! Non, il ne le méritait pas ! Regardez son sourire sur les articles de journaux !
Julie s’assied à ses côtés, elle lui pose une main sur l’épaule.
— Luc… Vous comprenez bien qu’il va falloir révéler ces informations à la police ? Burleaux se cache dans la nature, il est peut-être dangereux. Et il n’y a pas que cela. Vous vous rappelez, les taches sur la couverture ? C’était bien du sang, du sang menstruel.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Et il appartenait à l’une de vos patientes, Alice Dehaene.
Le verre échappe des mains de Luc. Il se lève, titubant. Il n’est pas loin de l’évanouissement.
— Vos découvertes, vous… vous en avez parlé à quelqu’un ?
Julie regarde le verre renversé, puis relève les yeux vers le visage du psychiatre.
— Que se passe-t-il, Luc ? Quel est le rapport entre Burleaux et Dehaene ?
Luc se précipite vers le hall.
— Restez ici, je reviens très vite. Ne bougez pas, d’accord ?
Il disparaît à l’étage. Il grimpe à l’échelle, passe par la trappe, se dirige vers un coin du grenier. La gorge nouée, il soulève la laine de verre et ramasse un objet enrobé dans un torchon qu’il déballe. Son Ardennlame Rambo. Au bord des larmes, il le cache sous sa veste et redescend dans le salon.
Julie se frotte les mains pour tenter de se réchauffer.
— Luc, vous me faites peur. Que se passe-t-il ?
Le psychiatre s’approche d’elle d’un pas décidé. Il lui serre violemment le poignet et l’entraîne dans le hall puis dans le garage.
— Luc !
Elle se tient là, en face de lui, terrorisée.
— Je vous en prie, parlez-moi !
Luc plonge la main sous sa veste. Des cris résonnent dans sa tête. Il revoit les yeux de biche de Justine Dumetz, couchée dans les feuilles, et le crâne de Burleaux s’ouvrir sous son coup de barre en fer. Jusqu’où faudra-t-il aller ? Combien de morts, encore, pour qu’il échappe à son passé ?
Il se précipite sur Julie et la repousse vers la porte du garage, qu’il ouvre.
— Fichez le camp d’ici, Julie. Tout de suite.
— Luc ? Mais…
— Dégagez !
Il a hurlé. Il claque la porte derrière elle. Perdue, seule, Julie hésite, pose la main sur la poignée pour le rejoindre, puis fait brusquement demi-tour. Elle disparaît dans l’obscurité, en pleurs.
Anéanti, Luc retourne dans son salon.
Il sait maintenant que la vérité ne va pas tarder à éclater.
Et qu’il n’aura pas le courage de l’affronter.
Alexandre sort sa petite balle rouge. Elle se disloque. Le scotch se décolle, le papier se ternit. Il lèche l’adhésif du bout de la langue, tente de réparer cette copie miniature du ballon de son fils, sans succès.
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