FRANCK THILLIEZ
FRACTURES
Septembre 1982. Chatila, Liban.
La misère n’empêche jamais à la vie d’abonder. Hier, les enfants palestiniens couraient partout. Certains garçons s’asseyaient sur les ordures, face à l’ambassade du Koweït, et rêvaient de héros en brandissant des imitations de kalache ou de M16.
Aujourd’hui, le danger est dehors.
Claude Dehaene rentre en catastrophe au rez-de-chaussée d’un immeuble de six étages. Il est hors d’haleine, ses objectifs Leica et Canon se percutent dans son sac.
À l’extérieur, les écoles de Sabra et Chatila sont vides, le ciel se grise des chasseurs-bombardiers qui survolent Beyrouth Ouest à basse altitude. Dans cette ambiance de clameurs et de révolte, les immeubles s’effondrent.
Enfin à l’abri dans un logement insalubre, Claude caresse affectueusement la chevelure dense de Najat. À côté de ses frères aînés, la petite Palestinienne ne sourit plus. Sa mère, Malaka Abbas, masse les pieds arthritiques de son vieux père, assis dans un siège de voiture arraché. Trop souvent, les victimes palestiniennes sont anonymes. Ici, elles ont un visage.
Cette mère travailleuse sait un peu parler français, on l’enseigne dans les écoles de l’UNRWA [1] Agence des Nations unies pour les Réfugiés de Palestine.
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— Ils cherchent les fedayin. Les Kataëb et les Israéliens barrent les routes avec des chars. Ils vont descendre ici. Tu dois te cacher. Vite !
Elle se lève et désigne un placard qui, une fois ouvert, présente un trou dans la dalle, permettant à deux personnes de s’y recroqueviller.
— Prends toutes tes affaires là-dedans, ajoute-t-elle en se retournant. Et restes-y. Najat t’apportera de l’eau et du riz.
Claude promène une main sur sa courte barbe noire. Avec ses cheveux bouclés, ses brodequins gris aux pieds, sa tunique de lin d’un bleu usé, il passe presque pour l’un des leurs.
— Non, non. Cachez-vous, vous. Au moins les enfants.
— Nous, on ne craint rien. On n’a pas d’armes. Ils veulent les fedayin. Tous les fedayin. Toi, tu es journaliste, et européen. Ils vont te torturer, te tuer s’ils te trouvent.
Le grondement de la guerre lui noue les tripes. Depuis une semaine, les paras français, les marines américains et les bersaglieri italiens ont quitté le pays. Les barrières et les règles ont cédé, les canons de cent cinquante-cinq des artilleurs israéliens font régner la terreur.
La porte du placard se referme. Blotti sous une couverture dans le trou dissimulé par une nappe en plastique, Claude crève de peur comme un enfant, malgré ses trente-deux ans. Rattrapé par l’épuisement, il s’effondre dans le sommeil.
Ça ressemble à une ampoule qui se brise à l’intérieur du crâne. Claude se réveille en sursaut, au milieu des hurlements et des bruits de ferraille. Il fait nuit.
Ils sont là, à l’intérieur.
Des raclements de bottes sur le sol, la porte du placard s’ouvre. Terré sous la nappe, Claude cesse de respirer, ses muscles se rétractent. Si on le trouve, il meurt.
Il sent l’odeur de l’alcool, ce souffle chargé de hargne. Par un interstice minuscule, il discerne le tatouage d’un cèdre sur une épaule. Les phalangistes : la milice chrétienne libanaise. Des bêtes sauvages sans scrupules, dont le chef vient d’être assassiné.
La porte du placard se referme, mais pas suffisamment.
Le reporter voit tout.
Il voit l’homme devenir animal, s’éloigner de sa conscience. Des siècles d’évolution, pour en arriver là.
Claude sombre dans son trou, en pleurs, le visage dévasté, il hurle en silence, tandis que ses ongles grattent la terre jusqu’à se teindre de pourpre. Il sait. Il sait que de l’autre côté de la porte, Najat le supplie.
On fête, on rit, on s’installe, on casse, on chante en arabe avec l’accent libanais, l’arak coule à flots dans les gorges en feu. Pourquoi les militaires israéliens n’interviennent-ils pas ? Ils devraient voir de là-haut, depuis l’hôpital de Acca ! Ils devraient entendre !
Claude ignore combien de temps l’hystérie sanglante a duré. Il a vu la nuit disparaître, puis réapparaître. Ses pieds, dans ses chaussettes, ont gelé, sa vessie a donné plusieurs fois de la chaleur à ses cuisses.
Puis le chaos a pris fin, sans prévenir, la tornade s’est soudain dissipée. Lorsque Claude rouvre les yeux, déshydraté, affamé, Dieu seul sait combien d’heures après le massacre, les soldats ont disparu. S’est-il évanoui ? Marche-t-il en enfer ? Il ne se souvient pas.
Il a mal, là, à l’aine, et aux omoplates. Une mèche brune lui barre le front, il tente de la décoller et elle craque sous ses doigts, raidie par le sang coagulé. Il ne comprend pas d’où viennent ces hématomes et ces blessures, son cerveau est poisseux.
Il s’extrait de sa niche. Dans la maison, tout est immobile.
Claude ne saisit pas le sens de ce silence, il ne pleure pas, n’y arrive pas. Son père punissait à coups de ceinturon quand on chialait, dans les corons. Et son corps flambait sous le cuir.
Pourtant, une fois dehors, alors que le soleil lui brûle la figure, il explose en larmes. Mais soudain, il voit Najat. Najat, là, debout entre les morts. Elle ondule dans le flou de la chaleur, elle tend une main et l’appelle. Il court vers elle, mais ne serre entre ses bras que les restes d’une bâche déchirée, agitée par le petit air vicié du matin.
Il erre dans les rues encombrées, mêlé à la cavalcade des journalistes arrivés de Jérusalem, des correspondants de guerre, de la poignée de survivants. Des amas de corps hantent les seuils des maisons, les parvis des mosquées, les cours des écoles. Des mouches, des oiseaux arrivent, en masse. Des femmes survivantes cherchent leur mari, leurs fils. Il voit ces familles dévastées, ces vies finies, démolies par la hargne de quelques-uns.
Tout se brise en Claude. Toutes ses convictions, tous ses repères. Sur chacun de ces cadavres se reflètent les iris de Najat. Baisser les paupières, se boucher les oreilles ne lui sert à rien. La petite se dresse toujours là, à portée de main. Et elle hurle si fort ! Jamais il ne pourra se débarrasser du poids de son regard, c’est comme un corps étranger sous son crâne, une présence indestructible.
Il les a regardés mourir, et il n’a pas bougé de son trou.
Quand il décolle de l’aéroport de Damas, le front écrasé contre le hublot de l’avion de la Croix-Rouge, Claude sait que le mal existe.
Il l’a vu, à visage découvert. Sans fard, sans artifices.
Plus tard, Claude Dehaene débarque à l’aéroport d’Orly. Il ne sourit pas mais il ne pleure pas non plus. Il ne relate pas son drame vécu au Liban. À personne. Son esprit se disperse autant que la poussière levée par les roues d’un VAB militaire. Mais certaines scènes continuent de brûler en lui.
D’après les autorités, nul Européen, Américain ni autre étranger ne se trouvait à l’intérieur des camps durant le massacre de Sabra et Chatila. Suivant les sources, on estime le nombre de civils anéantis entre cinq cents et cinq mille. Armes principales ? Machettes et couteaux.
En revanche, Claude rit et pleure beaucoup quand sa femme amène la vie, le 29 septembre 1982, jour de la Saint-Michel. Il considère ces quelques minutes entre quatre murs carrelés comme le plus beau spectacle de l’humanité.
Dans la nursery, une seule fille retient son attention. Il la serre contre son cœur, ignorant complètement les pleurs de l’autre bébé, juste à côté, tout autant affamé d’affection.
Claude a fait son choix. Entre ses bras, c’est Najat qui revient. Il sait déjà qu’il va aimer cette enfant comme il n’a jamais aimé.
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