Le petit trou dans le mur, sur sa gauche, lui remet en mémoire le souvenir lointain de sa pauvre voisine, libérée à présent. Libération… Il prend aujourd’hui toute la mesure de ce mot.
Désormais, lorsque Alexandre entend des pas ou le grincement d’une porte, il part se recroqueviller dans un coin et se plaque les mains sur les oreilles.
Dans un effort devenu surhumain, il tend son bras devant lui, ferme, ouvre le poing, éprouve ses muscles tétanisés. La douleur irradie de partout. Bientôt, à continuer ainsi, il ne sera plus capable de rien. Ni de se lever, ni de se nourrir, ni même de penser.
Il considère la lettre, là-bas, entre deux barreaux, ce morceau de papier qu’il n’ose arracher par peur des représailles.
Alexandre inspire fort. Il va signer.
Mais certainement pas pour offrir sa mort sur un plateau. Ça non.
Les lèvres pincées, l’homme au crâne rasé plaque ses mains à plat sur le sol, joint ses pieds et fléchit les bras. Une pompe, deux… Son nez s’écrase par terre. Il tente de recommencer, sans succès. À quatre pattes, il retourne en direction des restes de son repas et récolte de la pointe de la langue les petits morceaux de viande encore accrochés sur les os. Chaque gramme de protéine, c’est une chance de plus. Un boulet de charbon dans la chaudière.
Parce que cette lettre ne signifie pas l’arrêt de sa vie. Mais le dernier moyen de franchir les barreaux. De sortir d’ici, avant la déchéance complète.
Il rampe jusqu’à la lettre, l’ouvre et la laisse ouverte de l’autre côté des barreaux.
Voilà, il vient de hisser son drapeau blanc.
Ne reste plus qu’un bref délai avant la fin. Un soupçon d’existence, où il va essayer de se reconstruire en cachette.
Pour surprendre son prédateur.
Bray-Dunes est une ville morte, hors saison. En octobre, son pouls bat au ralenti. Mer argentée, digue déserte, grilles des commerces baissées. Alice se tient devant une gigantesque bâtisse divisée en trois cabinets médicaux, à quelques rues du centre-ville. Dentiste, podologue et psychiatre se partagent ces murs. Luc Graham occupe la partie droite du rez-de-chaussée, deux pièces exactement, où se tiennent sa salle d’attente ainsi que le cabinet de consultation proprement dit. Il est plus de 17 heures…
Alice s’avance dans un renfoncement sur le côté du bâtiment et repère un volet. Elle force un peu et parvient à le soulever. Désobéir, se faire prendre… Elle n’y arrivera jamais. Elle se retourne, respire fort. Son corps se rétracte. Bien trop dangereux. Ses doigts se crispent sur son pantalon. Elle s’apprête à repartir, mais se souvient du ton impératif de Dorothée… « Tu liras ce journal, il le faut à présent. »
Luttant contre elle-même, dévorée par l’envie de savoir, d’accéder enfin à une partie de la vérité, Alice se décide à franchir le pas. Elle pose son gilet sur la vitre et frappe avec son poing, de toutes ses forces.
Bruit de verre brisé. Prenant garde à ne pas se couper, elle glisse le bras dans le trou et baisse la poignée de la fenêtre.
En moins de vingt secondes, elle se faufile à l’intérieur du cabinet, rabaisse légèrement le volet, de manière à laisser filtrer la lumière du jour. L’odeur de tabac froid flotte dans l’air, toujours aussi entêtante. La moquette rouge… Le fauteuil en cuir, dans l’angle… Le petit univers rassurant où elle a passé tant de temps… Alice se sent bien ici, en sécurité. Ses pensées gambadent, s’envolent. Luc Graham…
Avec appréhension, elle observe la pièce, où traînent de gros ouvrages sur la psychiatrie, quelques revues, une imposante armoire. En premier lieu, Alice fait glisser le tiroir du bureau. Des feuilles, des stylos, des trombones, un vieux magnétophone. Elle le referme. Angoissée, elle fouille partout, se raccroche aux paroles de sa jumelle pour continuer. L’armoire présente un tas de dossiers classés par ordre alphabétique. Lettre « D »… « Dehaene », elle y est. Ses doigts se rétractent sur un grand cahier d’écolier écorné.
Le journal intime.
Alice sourit. Elle reconnaît parfaitement ce cahier à la couverture bleue et blanche, parce qu’elle possédait exactement le même. Elle le sort de son emplacement, le caresse, le renifle, il sent bon l’odeur de colle blanche, les dictées, les imprimés au parfum d’encre humide. Elle a toujours aimé l’école, malgré les bagarres, les moqueries. Et il l’a déscolarisée…
Il ne lui a laissé aucune chance.
La gorge serrée, elle lit le titre : « Ma vie morcelée, par Dorothée Dehaene ». Alice est émue de retrouver l’écriture de Dorothée, avec sa façon si particulière de tracer les « v », de grands « v » qui traversent la ligne comme des ailes d’oiseaux. Elle a toujours voulu s’envoler, Dorothée.
La jeune femme glisse le cahier sous son gilet et s’apprête à refermer la porte de l’armoire, quand elle aperçoit une autre pochette à la lettre « D ». Dessus, il est inscrit : « Claude Dehaene ». Les sourcils froncés, elle s’en empare et l’ouvre.
À l’intérieur, une lettre, et une vieille cassette audio.
Alice tire délicatement la feuille de papier et se met à lire :
Cher confrère,
À la suite de votre demande, vous voudrez bien trouver ci-joint une copie de l’enregistrement de la séance d’hypnose concernant Claude Dehaene, en date du 18 novembre 1982, environ deux mois après son retour du Liban. Comme vous pourrez le constater, j’avais eu affaire ici à un traumatisme psychique profond, avec des symptômes de culpabilité caractéristiques d’un cas de « survivant ». Ce cas est particulièrement grave et original car ce patient a créé sa propre version de la vérité durant l’épisode du massacre de Sabra et Chatila, son psychisme s’étant protégé derrière de faux souvenirs.
Pour une raison que j’ignore, ce patient a décidé d’interrompre sa thérapie quelques semaines plus tard, je ne l’ai plus jamais revu et son dossier psychiatrique est resté en l’état.
Confraternellement,
Docteur Yannick Leroy
Alice repose la lettre et reste pensive. Elle se rappelle avoir entendu son père, dans ses périodes d’ivresse, raconter comment il avait assisté à des viols et à des massacres pendant la guerre du Liban. De quels faux souvenirs peut-il s’agir ?
La jeune femme s’empare du magnétophone placé dans le tiroir du bureau. Avec appréhension, elle y glisse la cassette, inspire profondément et appuie sur « Lecture ».
Elle entend d’abord la voix du docteur Leroy, qui parle longuement. Il demande, durant la phase d’induction, à Claude de se détendre, et parvient à le mettre dans un état d’hypnose, puis de transe. Alice a l’impression d’être ailleurs, d’entendre battre les cœurs, de percevoir les respirations. Elle imagine les yeux noirs de son père, vingt-cinq années en arrière. Elle venait de naître à l’époque.
— Ce n’est plus cette pièce qui vous entoure, Claude. Les murs se rapprochent doucement, le sol se dérobe sous vos pieds et devient bien plus froid. Ce froid est celui de la terre, d’un trou creusé dans une dalle de béton. Ce refuge apaisant est recouvert par une nappe en plastique qui tapisse le plancher d’un placard, un petit placard blanc au fond de la cuisine. Autour de vous s’élèvent quelques voix lointaines, celles des sept membres d’une famille palestinienne. À proximité, vous sentez des odeurs de riz et d’épices.
— Je sens aussi l’huile d’olive, puis des morceaux de viande séchés qui s’entassent dans une coupelle de verre. On dirait qu’un animal est mort quelque part, en décomposition. Cette odeur, elle me répugne.
Читать дальше