La voix paraissait pourtant si claire…
Cette fois, elle rabat le loquet. En se retournant elle remarque le répondeur qui clignote.
Machinalement, elle appuie sur le bouton. Deux messages. Le premier est de Fred. Fred…
« Alice, c’est moi, Fred. Où es-tu ? Je suis passé, il n’y avait personne. Je m’inquiète vraiment. Rappelle-moi vite, je t’en prie. Tu me manques. »
Alice décroche le combiné téléphonique, elle ressent à présent le besoin de l’appeler, d’entendre sa voix. Mais auparavant, elle écoute l’autre message. Le numéro d’appel ne lui dit rien.
« Alice, c’est Dorothée, ta sœur… Je sais que ça n’aurait pas dû se passer de cette façon entre nous, mais je ne t’appelle pas pour me faire pardonner ces années pendant lesquelles tu as cru à ma mort. Tout cela, c’était un stratagème de papa… Écoute, je ne peux pas m’étendre, c’est trop compliqué. Sache seulement que Luc Graham aussi est dans le coup, il a toujours repoussé notre rencontre, et t’a caché mon existence. Parce qu’il est mêlé, je crois, à quelque chose d’horrible qui nous concerne, toutes les deux. »
Alice se laisse glisser contre le mur, le regard perdu. Le message se poursuit :
« … Tu vas devoir faire une dernière chose avant de te trouver un vrai psychiatre. J’ai remis à Graham mon journal intime, voilà quelques mois, parce qu’il a promis que ça l’aiderait à te guérir. Ce journal, je n’en ai jamais parlé à personne, ni à papa ni à toi. Je l’ai toujours planqué au-dessus de mon armoire, dans ma chambre, tu sais, au-dessus de tous mes cahiers d’école et de mes cours par correspondance ? Je n’aurai probablement pas le temps de le récupérer, tu dois le faire à ma place. Il se trouve au cabinet de psychiatrie de Graham, à Bray-Dunes. Tu passes par-derrière, tu casses la vitre et tu rentres. Tu liras ce journal, il le faut à présent. Désolée de te laisser ce message de cette manière. Nous deux, ça n’a jamais été vraiment la joie. Mais sache que je sacrifie ma vie pour te protéger. C’est ma raison même d’exister, que tu le croies ou non. »
Alice est bouleversée. Entendre là, maintenant, la voix de sa sœur, avec ses intonations, son rythme si particulier… Entendre la voix d’une morte.
Elle se ressaisit et compose le numéro appelant. À l’autre bout de la ligne, quelqu’un décroche.
— Dorothée ?
— Non, vous vous trompez.
— Ma sœur, Dorothée, a appelé depuis votre téléphone. Je voudrais lui parler.
— Vous êtes Alice Dehaene ?
Alice marque un silence, les yeux tournés vers le couteau posé sur le sol.
— Oui. Et vous, qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Julie Roqueval. Je suis assistante sociale en psychiatrie. J’ai rencontré votre sœur à la ferme de votre père, je cherchais à vous voir. Je souhaiterais le faire, rapidement.
— Vous… Vous avez vraiment parlé à ma sœur ?
Alice perçoit le bruit d’un moteur au bout du fil.
— Oui, bien sûr.
— Où est-elle ?
— Où peut-on se rencontrer ? Chez vous ? J’ai quelques questions à vous poser.
Du pied, Alice chasse le couteau, qui glisse sous un fauteuil.
— Je… vous attends ici. Mais pas avant ce soir, j’ai quelque chose à récupérer auparavant. Vous pouvez passer vers 20 heures ? Ce n’est…
— Très bien, répond Julie, ça me va. Je suis à cinq minutes de chez moi, je fais quelques recherches et je vous rejoins ensuite. Votre sœur m’a donné votre adresse. Boulogne-sur-Mer… À ce soir.
Alice raccroche et se précipite dans la salle de bains. Elle ouvre le robinet en le tournant au minimum, attend que l’eau soit tiède, pose deux serviettes contre l’émail et remplit le lavabo. Elle commence à se frotter avec le gant de toilette et se lave de la tête aux pieds, méticuleusement. Le message laissé par Dorothée l’a retournée. Qu’y a-t-il à découvrir dans le journal intime ? Pourquoi Graham le conserve-t-il secrètement ?
Tant d’inconnues, encore.
Dorothée… Vivante… « Mais sache que je sacrifie ma vie pour te protéger. » La protéger de quoi ? De qui ? De son père ?
Elle aimerait tant serrer sa sœur contre elle. Là, maintenant…
Vingt minutes plus tard, elle s’enfonce dans un pantalon côtelé, un tee-shirt blanc et un pull à grosses mailles grises. Elle chausse ses lunettes, enfile un manteau d’hiver — le seul manteau propre en stock — et disparaît dans l’escalier. Dire que voilà une demi-heure à peine, elle était prête à s’ouvrir les veines. Son geste l’effraie, désormais.
Mais c’est la dernière ligne droite, l’ultime tentative, elle le sait.
Béthune. Julie Roqueval remonte une étroite ruelle à bon rythme. Des feuilles mortes volent sur les pavés, crissent sous ses escarpins. Dans la ville aussi, l’automne s’installe. L’assistante sociale ouvre la porte de chez elle, une petite maison mitoyenne, dominée par la brique rouge, avec des encadrements de pierre blanche et des volets à lames. Elle pose sa veste sur le dossier d’une chaise dans le salon et branche la télévision pour briser le silence.
Avant de filer vers la cuisine se verser un verre d’eau, qu’elle ingurgite d’un trait, elle allume son ordinateur. Elle s’est complètement déshydratée dans cette maudite ferme. Le visage de cette pauvre femme dans son fauteuil, plantée devant la fenêtre, ne parvient pas à quitter son esprit.
En fait, c’est toute la famille Dehaene qui l’intrigue. Dorothée, l’étrange sœur pleine de secrets… Alice, avec son groupe sanguin exceptionnel et ses problèmes psychiques… Le père, suicidaire et qui inspire la crainte… La mère figée dans son fauteuil…
Julie ouvre un navigateur Internet et tape, dans Google, les mots clés : « Blanchard », « gendarme », « accident de voiture », « Nantes ». Des liens renvoyant vers des sites d’information surgissent. Bingo.
Cigarette aux lèvres, Julie clique sur le premier d’entre eux et tombe sur un article datant de 2004 : « Terrible accident dans les rues de Nantes »
.
Petits coups de molette de souris, et son cœur bondit dans sa poitrine. Elle se recule sur son siège, interloquée. Pas possible. Très vite, elle récupère la photo du catatonique, et la plaque contre l’écran de son ordinateur.
C’est bien le même homme. Il a exactement les mêmes traits, en dépit de la différence de poids. Julie n’en revient pas.
Elle ne comprend pas le silence de Luc Graham.
Elle se met à lire l’article. Paul et Laurence Blanchard, parents victimes. Leur fille Amélie, douze ans, renversée par un gendarme… Son nom n’apparaît pas. Julie retourne au moteur de recherche, et déniche des forums où l’on s’intéressait à cette affaire. L’indignation et la colère motivent les fils de discussion. Julie surfe d’un site à l’autre. On cite enfin le nom de Burleaux.
« Burleaux, gendarme relaxé. » « Burleaux, salopard. »
Voilà, elle tient l’identité du patient de la chambre A11.
Alexandre Burleaux.
L’assistante sociale tire une longue taffe, pensive. Luc Graham… Au courant, depuis le début peut-être. Graham, qui, comme par hasard, soigne une patiente dont on retrouve le sang sur la couverture qui protégeait Burleaux.
Elle a beau chercher, elle ne comprend pas. Qu’est-ce qui peut justifier que Luc Graham dissimule l’identité d’un patient ? Qu’il commette une telle faute professionnelle ? Julie essaie de faire une synthèse dans sa tête, de rassembler les pièces du puzzle dont elle dispose. Peut-être a-t-elle les réponses sous le nez. Peut-être est-ce juste une question d’organisation…
Sur une feuille de papier, elle note le nom des personnes impliquées, ainsi que la relation qui probablement les lie.
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