Claude se frotte le menton.
— Très bien. Mais… Elle est dans son bain, et elle ne m’a pas parlé de cette recherche. En connaissez-vous la raison ?
— Pas précisément, non. Elle semble enquêter sur des disparitions, mais je n’en sais pas beaucoup plus.
— Et vous êtes ?
— Thierry Bosquet.
— D’accord. Merci, Thierry, je lui transmets le message.
— Ah, au fait. Une voiture est en route vers Arras.
— Une voiture vous dites ? D’accord…
Claude lâche le portable et l’écrase du talon avec hargne. Sa fille se retourne dans un mouvement douloureux. Elle se met à malaxer de la glaise, les épaules rentrées.
— Je me souviens bien de Vuillemont. Il a fallu pas mal de temps et de travail pour que ce salopard avoue avoir commis une erreur médicale et décide de signer la lettre. Il était passé au travers des mailles de la justice, mais moi, il ne m’a pas bluffé. Il avait brisé la vie d’une famille et deux semaines plus tard, il jouait au golf. Il a moins ri quand il a reçu seize coups de couteau au fond d’un bois, du bras même de celui à qui il avait tout pris…
Il inspire profondément.
— Je te parle à toi, mais tu n’y comprends rien, hein Nicolas ?
Le petit garçon est assis dans la boue.
— Tu ne vas pas me punir encore, pap-euh ? J’ai rien fait de mal.
— Je le sais bien, mon gamin. Personne ne fait jamais rien de mal, ici-bas.
Claude s’approche de lui et lui caresse affectueusement les cheveux. Puis il se met en position. La crosse du fusil est solidement calée dans le creux de son épaule, et son doigt se contracte sur la détente. Il ferme un œil.
Un coup de feu résonne jusqu’au bout du cimetière.
Le noir se déverse, partout, en même temps que le sang gicle. Et le silence s’abat, la campagne retrouve sa tranquillité morbide.
Soudain, des bruits de pas. Nicolas relève le front, les mains sur les oreilles. Son père roule sur l’herbe dans de longs râles. Un pétale rouge fleurit sur sa poitrine.
Devant lui, sortant de l’obscurité, un homme avec une cagoule se dresse sous le clair de lune, une arme au canon fumant entre ses gants noirs. Il s’abaisse et tend son fusil à Nicolas.
— Tu le prends et tu te sauves. Allez, dépêche-toi…
La voix est étouffée, méconnaissable. Nicolas est tétanisé. Avec des yeux qui en ont bien trop vu, il regarde son père, allongé, et il tremble. L’homme le rassure :
— Ton papa ne te fera plus de mal, plus jamais il ne te torturera. Va-t’en. Tu cours en direction des bois, d’accord ? Et n’oublie pas, Nicolas, je suis la cagoule de tes rêves, qui apparaît quand tout va mal. Tu le répéteras si on te demande.
Sans comprendre, le petit garçon s’empare du fusil déchargé et obéit. Sa démarche est maladroite, il manque de trébucher à plusieurs reprises. L’homme ôte sa cagoule et s’accroupit devant Claude, qui respire bruyamment.
— Ton idiote de fille va elle-même aller se jeter dans la gueule du loup. Regarde-la courir avec sa carabine, cette pauvre attardée. Désolé, mais il fallait que ça se termine ainsi. Tout était devenu bien trop dangereux.
— Sale…
Claude est en train d’expirer, incapable de terminer sa phrase. L’homme regarde le portable écrasé dans l’herbe.
— Les flics vont certainement découvrir ce que nous avons fait, à cause de cette blondasse d’assistante sociale et du bordel que Graham a laissé derrière lui. Mais heureusement, tout te tombera dessus, jamais ils ne penseront à un duo, à deux hommes cagoulés.
Claude répond dans une bulle de sang.
— Ils feront… le rapprochement avec toi… Ils… comprendront quand ils…
— Non, non. Encore faudrait-il qu’ils tombent sur le puits à cadavres. Personne ne sait où il se trouve. Mais admettons. J’ai pris mes précautions. J’ai récupéré le macchabée qui me concerne pendant ton séjour à l’hôpital, et je l’ai enterré loin, très loin d’ici. Ça n’a pas été une partie de plaisir de descendre dans ce charnier putréfié, il a fallu en remuer, de la merde. Tant d’années après, le squelette portait encore les marques de hache que je lui avais infligées. Sur le crâne, le fémur, le tibia et la majeure partie des côtes. C’est de cette manière que je l’ai reconnu.
Il se penche vers l’oreille du mourant.
— Je l’avais vraiment bien arrangé, hein ? Quand tu as vu de quelle façon je l’ai mutilé, dans la forêt, tu as su que j’étais l’élément qu’il te fallait… Tu as toujours eu de l’instinct pour les trucs les plus pervers.
La gorge de Claude siffle à chaque inspiration. L’homme en noir se frotte les deux mains, comme pour se débarrasser d’une crasse invisible.
— Je me doutais que ce psychiatre finirait par nous poser problème. Il a bien travaillé avec Alice…
Il a envie d’appuyer avec sa semelle sur la poitrine de Claude, mais il se retient au dernier moment. Ne pas laisser de traces.
— Crétin, ça ne serait jamais arrivé si tu n’avais pas été si négligent ! Il aurait fallu le tenir en laisse avant, ce Graham. Tu croyais vraiment arranger les choses en allant lui pointer un flingue sous le nez chez lui ? Il aurait fallu lui interdire de guérir Alice dès le début !
Claude n’a plus la force de répondre. Son visage vire au blanc. Il cesse de respirer, tandis que tout son corps se cabre. L’homme le contemple d’un air satisfait.
— Voilà qui se termine, une bien belle conclusion. Ta fille va endosser le crime du psy et le tien. J’ai finalement préféré qu’elle vive, pour qu’elle puisse raconter ta folie furieuse et t’incriminer plus encore. Moi, là-dedans, je ne suis qu’une ombre. Et même si on m’interroge, j’ai déjà préparé mes réponses. Et puis, les paroles d’une pauvre malade mentale ne pèseront pas bien lourd face à l’horreur des faits. Le pire de tout, c’est qu’il y en a une qui sait tout, mais elle ne pourra jamais rien dire. Ta femme. Dire que tu l’aimais, bordel…
Claude est mort.
— Rassure-toi… Je continuerai notre travail, mais ailleurs. Il n’y a pas de meilleur trip que d’infliger la souffrance à ceux qui l’ont infligée, Claude Dehaene.
Il gonfle la poitrine, arrache l’Express Bettinsoli des mains inertes de Claude et lance un œil en direction de l’étable. Il lui reste une dernière chose à régler.
Il fait un détour par la ferme. Il entre, et va chercher des cartouches qu’il fourre dans ses poches. Il va lui en falloir beaucoup.
Au moment où il prend la direction de l’étable, il entend le ronflement d’un moteur. L’éclat des phares, au loin… Une voiture approche.
Il hésite, se rue vers Claude, pose la carabine à ses côtés et détale en direction du cimetière.
Il n’a pas pu accomplir le geste final, mais ce n’est pas si grave. L’assistante sociale et les autres prisonniers auront dix fois le temps de mourir de soif avant qu’on les retrouve.
Alice secoue la tête et se met à crier. Immédiatement, deux hommes en uniforme ouvrent une porte derrière elle. Le psychiatre, dont le porte-nom indique « Docteur Broca », fait un geste dans leur direction.
— Laissez-nous…
Apeurée, Alice chausse les lunettes qui pendent autour de son cou et jette un œil alentour. Encore un univers étranger qui s’offre à elle. Une pièce sombre, avec des fenêtres à croisillons qui laissent à peine filtrer le soleil. Le mobilier est défraîchi, l’aménagement sans goût, et il règne une vague odeur de cire. Par la vitre, elle perçoit des toits d’ardoise avec des lucarnes et des antennes. Dehors gronde la rumeur de la ville. Où es telle ?
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