Synthèse en chantier du docteur Luc Graham.
Patiente Alice Dehaene.
Commedia del’arte. Ses personnages, que nous connaissons bien, tels Pierrot, Arlequin, Polichinelle, Matamore. Une galerie multicolore de caractères, de comportements, de réactions face à l’autre, constituant un théâtre vivant et complexe. C’est d’une façon pour le moins inattendue que j’ai pu la revisiter dernièrement.
Il faut se rappeler que nos connaissances sur le trouble dissociatif de l’identité sont minces. Mais à la lumière des études que j’ai pu analyser et de ma propre et extraordinaire expérience auprès de ma patiente, j’ai acquis la certitude que plusieurs personnes, et non plusieurs états, habitent Alice Dehaene.
Je sors donc, dans cet exposé, du cadre rigoureux défini dans le DSM-IV et me rattache à un trouble psychiatrique encore mal identifié aujourd’hui.
Tout d’abord, qui est Alice Dehaene ? Une jeune femme qui a vingt-quatre ans quand débute la thérapie. Elle se présente pour la première fois à mon cabinet parce qu’elle souffre de troubles de la mémoire, d’« évasions ». Elle est la proie de peurs allant jusqu’à la phobie et de cauchemars récurrents. Les vélos, le bruit de l’eau qui percute l’émail ou une surface métallique quelconque, le vide, le sang, les ombres ainsi qu’un croquemitaine du nom de Birdy l’effraient.
Les premières fugues dissociatives auxquelles j’ai pu assister n’ont fait que complexifier un travail déjà difficile, puisque Alice — je parle d’Alice, mais il s’agissait en fait de l’un de ses alter — se levait brutalement et quittait mon bureau sur-le-champ dès que j’attaquais des points sensibles ou que je lui posais des questions bien spécifiques sur son enfance. Souvent aussi, elle manquait les rendez-vous. Je la revoyais la semaine suivante, elle disparaissait de nouveau, puis revenait un mois plus tard. L’un des fondements d’une psychothérapie réussie est l’assiduité aux séances, nous en étions loin. Et je refusais de la mettre sous traitement, ne sachant précisément de quoi elle souffrait.
[…] Alice acceptait de me montrer ses dessins d’enfant mais ses lèvres refusaient obstinément de se desserrer. Heureusement, ce n’était pas Alice qui allait me raconter sa vie, elle en était de toute façon incapable, mais les personnages qui l’habitaient.
Il a fallu le hasard d’un violent et très court orage, en octobre 2006, pour qu’enfin je puisse assister à l’une de ses fugues.
Julie fait défiler les pages qu’elle connaît désormais presque par cœur. Luc Graham raconte sa première rencontre avec Nicolas. Le martellement de la pluie, qui fait jaillir cette personnalité perturbée… La peur du gamin d’être puni… Le retour d’Alice, après l’orage, sans le moindre souvenir de ce qui a pu se passer… Julie ferme les yeux, la voix grave de Luc continue à parler dans sa tête.
[…] J’apprendrai plus tard de la bouche de ce même Nicolas que, pour le punir, son père le plaçait sous la douche tout habillé et lui donnait le choix entre de l’eau très chaude ou de l’eau glacée. En psychologie, on appelle cela le double binding, un dilemme terrible où quel que soit le choix, il ne peut être que mauvais. Ce procédé n’a fait qu’amplifier la dissociation et les désordres de la personnalité d’Alice. Claude Dehaene maîtrisait parfaitement le double binding, et de nombreuses autres techniques de manipulation, comme les systèmes peur-soulagement ou menace-récompense. Ce sont les successions de chocs psychiques (punitions, accidents, déscolarisation…) qui ont causé les fractures mentales d’Alice.
Évidemment, je ne pouvais parler de cette première rencontre avec Nicolas à Alice. La confronter à ce que son cerveau avait pris soin d’isoler dans une zone de son psychisme n’aurait fait que démolir une relation de confiance déjà bien fragile, et aurait accru les résistances.
Luc raconte ses doutes, ses angoisses. Ses difficultés à nommer la maladie : névrose phobique ? Psychose ? Hystérie ? Ou… trouble dissociatif de l’identité ? L’arrivée dans son bureau de Dorothée, trois jours après l’apparition de Nicolas, lèvera le doute.
[…] Dorothée s’était présentée comme la jumelle d’Alice. Elle prétendait que la thérapie nuisait à sa sœur et la mettait dans un état de stress intense. Elle ne voulait plus que je m’occupe d’elle. Je m’interrogeais réellement. Comment pouvait-on adopter un comportement, un style, une allure si différents ? Comment pouvait-elle voir sans lunettes ? J’ai fait l’expérience d’ôter les lunettes d’Alice et réalisé quelques tests. Elle était réellement hypermétrope. J’ai essayé ses lunettes. Une personne sans troubles visuels ne pouvait les supporter plus de cinq minutes.
La semaine suivante, j’emmenais Alice chez l’ophtalmologiste, il me fallait la certitude scientifique qu’elle était bien hypermétrope. Car si elle l’était réellement, « physiquement », comment expliquer que Dorothée se déplaçait sans lunettes ?
Dans le cabinet d’ophtalmologie, la thérapie allait prendre une autre dimension et ouvrir les portes d’un cas que très peu de psychiatres ont rencontré dans leur vie.
D’un point de vue purement somatique, les tests ophtalmologiques n’indiquaient aucune pathologie particulière, Alice était censée avoir une vue impeccable. Cependant, ses réactions au réfracteur (purement subjective), ainsi qu’aux échelles de tests de Monoyer et de Parinaud (subjectives, encore une fois) démontraient clairement une hypermétropie importante et la nécessité de porter des verres correcteurs. Objectivement et scientifiquement, la patiente n’était pas hypermétrope mais subjectivement, l’était. La personnalité d’Alice ainsi que celle de Nicolas souffraient d’une hypermétropie hystérique, au même titre que se développent les cécités, surdités ou handicaps hystériques chez certains patients. Eve Black, l’une des personnalités de la célèbre TDI Christine Costner-Sizemore, présentait ainsi un microstrabisme transitoire que l’on n’observait chez aucune de ses autres personnalités.
L’hypermétropie hystérique, de même que les traits caractériels d’Alice, comme le manque de confiance ou les angoisses, n’atteignaient pas Dorothée. Une découverte remarquable, qui montrait à quel point la dissociation est un mécanisme d’une force extraordinaire, capable de compartimenter le psychisme en zones totalement hermétiques les unes aux autres.
[…] En me plongeant dans la littérature, je tombai sur la documentation du cas peut-être le plus proche de celui de ma patiente. Celui bien connu de Anna O., alias Bertha Pappenheim, dont l’une des personnalités ne parlait qu’anglais, était paralysée du bras droit, et l’autre ne souffrait d’aucune pathologie physique, et parlait l’allemand (langue maternelle), le français et l’italien.
Le chat angora que Julie a recueilli la semaine précédente à la SPA vient se frotter contre ses jambes. Elle le caresse tendrement, pensive. Dans sa synthèse, Luc en est au stade des questions. Dorothée connaissait-elle Nicolas ? Vieillissait-elle au même rythme que sa sœur ? Sortait-elle quand elle le souhaitait ? Comment ces personnages étaient-ils nés, et pourquoi ? Et, surtout, combien d’alter se cachaient à l’intérieur d’Alice ? Deux, trois, quatre ? Dix ?
[…] Ce qui me rassurait et m’encourageait, c’était qu’aucun des souvenirs d’Alice n’était perdu. Ces souvenirs étaient simplement éclatés dans différentes parties de son cerveau, chacune correspondant à l’une des personnalités. Donc, pour aller chercher ces souvenirs et remonter aux racines de ses traumatismes, il allait me falloir interroger ses autres personnalités. Les faire ressortir, gagner leur confiance pour les forcer à parler.
Читать дальше