Revenons en salle de classe. Si ses deux autres personnages se faisaient somme toute discrets, puisque apparaissant principalement à la ferme, un troisième, beaucoup plus présent et perturbant, investit l’esprit d’Alice. La Dorothée imaginaire, dont Alice a conscience, se dédouble progressivement en personnalité à part entière. Dorothée, la véritable Dorothée, grandit sous le crâne d’Alice, prend de l’épaisseur et « aspire » progressivement le personnage imaginaire. J’estime que cette fusion s’est peu à peu mise en place entre janvier 1995 (premier article du journal intime de Dorothée) et fin septembre 1997, où le personnage imaginaire a complètement disparu, à la suite de « l’enterrement virtuel » de Dorothée par son père…
Parlons de cet « enterrement virtuel ». Alice a eu une longue période de dissociation qui a débuté mi-août 1997 pour se terminer probablement en octobre 1997. Environ deux mois de trou noir, deux mois pendant lesquels Dorothée a pris les commandes et s’est installée dans la tête d’Alice. Voilà Claude Dehaene confronté à un être affirmé, fort psychiquement, qui lui oppose de la résistance, affronte ses colères et désobéit. Il a l’habitude, car Dorothée est déjà apparue ponctuellement à la place d’Alice, durant quelques heures, voire une journée. Mais là, les jours passent et Dorothée reste. Claude Dehaene va se mettre à paniquer. Il n’aime pas Dorothée, il va chercher à s’en débarrasser, à l’accabler psychologiquement, la tenir pour responsable de la « disparition » d’Alice, la brimer. Voyant qu’elle ne part toujours pas, il demande l’aide du docteur Denby, qui lui conseille de la tuer symboliquement, en l’ignorant. Claude prendra le conseil au pied de la lettre, puisqu’il creusera sa tombe, au fond du jardin, et ira même jusqu’à rédiger de faux documents administratifs pour officialiser l’enterrement.
Denby est le pire praticien qu’il m’ait été donné de rencontrer, mais le fait est que cet « enterrement virtuel » aura l’effet escompté. Deux jours plus tard, Alice revient. Évidemment, comme sa Dorothée virtuelle n’existe définitivement plus, Alice la croit réellement morte.
[…] Dorothée est convaincue qu’elle est sortie du ventre maternel en même temps que sa sœur, et que les deux enfants ont grandi ensemble. Dorothée, en tant que personnage né de la dissociation, a hérité des attributs et de la mémoire de Dorothée en tant que personnage virtuel. Un formidable mécanisme de transfert intérieur a eu lieu.
« Oui, mais les apparitions intempestives de Dorothée vont fortement mettre en péril la scolarité d’Alice », songe Julie. C’est Dorothée qui suit la majeure partie des cours de mathématiques et de physique. Caractérielle, elle ne se laisse pas faire et n’hésite plus à jaillir quand Alice est brimée par ses camarades en cour de récréation. Insultes et bagarres s’ensuivent, on traite Alice de « cinglée ». Les avertissements des professeurs commencent à pleuvoir, ce qui augmente la fréquence des punitions paternelles, qui elles-mêmes multiplient les irruptions de Nicolas et les trous noirs déjà bien nombreux. Un cycle infernal.
[…] On se rend clairement compte du cercle vicieux dans lequel sombre Alice, désormais incapable d’échapper à ses personnages. Elle n’est plus qu’une enveloppe charnelle, partagée entre quatre individus différents (si l’on omet Birdy). Pour résumer, Alice ne vit plus en propre qu’un quart de sa vie.
Claude Dehaene, qui avait parfaitement compris le fonctionnement psychique de sa fille, allait devenir le chef d’orchestre de ce qu’il appelait depuis bien longtemps déjà l’intérieur du petit monde d’Alice. Au fin fond de sa ferme isolée, il se met à gérer une véritable petite famille, avec ses favoris, Mirabelle et Alice, et ceux qu’il déteste, Dorothée et Nicolas.
Julie secoue la tête, écœurée. Tout cela a vraiment eu lieu, en France, en 2007. Sans recourir au moindre coup, sans laisser la moindre marque, Claude Dehaene a méticuleusement procédé à la destruction de sa fille. Une destruction morale. À l’extérieur, il fait bonne figure, ne laisse pas le temps au corps enseignant de réagir, change souvent Alice d’école, répond de manière crédible aux questions des professeurs. Il est en outre protégé par la naïveté d’Alice, qui continue d’affirmer que sa vie à la ferme est « correcte ». Dorothée, quant à elle, garde le silence pour protéger sa sœur. Plus tard, Claude déscolarise sa fille, se mettant définitivement à l’abri.
[…] Le temps passe, Alice devient une belle jeune femme. Les personnages qui l’ont toujours assistée tentent de continuer à l’épauler, mais elle va mal et traverse des zones sombres, quelle affronte seule cette fois. Les idées suicidaires, les phases négatives se multiplient. Son père lui laisse passer son permis de conduire pour la calmer et l’éloigner de ses pensées noires. Durant cette période, Alice se sent un peu plus libre. Elle s’occupe de sa mère et entretient la maison. Son père s’intéresse moins à elle, et cela lui convient parfaitement. Mais très rapidement, les angoisses et les cauchemars reviennent. Alice exprime alors son besoin de quitter la ferme et sa volonté d’essayer de se soigner. Évidemment, son père essaie de la retenir un an, deux ans, mais la voyant proche du suicide et incapable de trouver une solution, il accepte de la laisser partir, après avoir ordonné sous la menace à chacune des personnalités de ne jamais, jamais parler de l’intérieur du petit monde d’Alice.
Il a échoué, ses « protégés » ont fini par lui désobéir.
C’est à ce moment qu’Alice est arrivée dans mon cabinet.
[…] Il me faut maintenant revenir sur un élément qui ne s’est imposé à moi que très récemment et qui me paraît capital en vue de la guérison d’Alice. Il s’agit du trou noir advenu, pendant plus de trente jours, en 2005. Pour la première fois, il a frappé en même temps Alice, Dorothée, Mirabelle et Nicolas. Cela m’a conduit à soupçonner l’existence d’une nouvelle personnalité, et les réponses d’Alice à mes questions m’ont alors permis de faire le lien avec Birdy, le croquemitaine de son enfance.
Comprenant que cette personnalité devait être née d’un traumatisme plus violent encore que les autres (ces derniers étant pris en charge par Nicolas et Mirabelle), j’ai décidé d’emmener Alice dans un laboratoire de psychologie expérimentale, afin de la confronter à une base d’images très éprouvantes. J’espère ainsi parvenir à faire remonter la phobie à l’origine de ce Birdy. Si je réussis à rencontrer ce personnage, à le convaincre de me parler, je pourrai tenter de fusionner les diverses personnalités présentes en Alice, ce qui marquera une étape importante vers sa guérison.
Car je crois qu’aujourd’hui Alice est enfin prête à entendre le récit de sa propre histoire, à affronter les ténèbres de son esprit et à comprendre, pour la première fois de sa vie, qui sont réellement Dorothée, Nicolas et Mirabelle.
Évidemment, le processus ne sera pas instantané. Il faudra encore probablement de longues semaines avant qu’Alice n’assume son état et n’ouvre les portes de son psychisme à ses personnalités parallèles. Les accueillir en elle, c’est en effet prendre en charge leurs souffrances, leurs peurs, leurs qualités et leurs défauts… C’est aussi accepter le souvenir de l’enfer quotidien à la ferme.
Retour du CNRS (notes temporaires, à intégrer)
Succès. Birdy, personnage extrêmement agressif, a surgi devant la photo atroce d’un homme égorgé. Mais il s’est immédiatement enfui et je n’ai plus aucune nouvelle de ma patiente. J’attends avec angoisse qu’elle me contacte, j’ai peur de ce qu’elle aurait pu faire.
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