Un homme et une femme, emmitouflés dans des écharpes, la suivent à bonne distance. Julie Roqueval s’entretient avec Francis Bapaume, l’ergothérapeute de Blandine Dehaene. Le spécialiste, qui travaille chaque jour dans le centre héliomarin à une centaine de mètres de là, est ébranlé par le poids des révélations de l’assistante sociale. Son regard témoigne de l’ampleur de son désespoir.
— Dieu seul sait les horreurs qu’il a montrées à sa femme pendant toutes ces années, dit Julie.
— Dieu et elle-même, précise Bapaume en serrant les mâchoires. Dieu et elle-même…
Il sombre dans un silence pesant, avant de reprendre :
— J’ignore si je pourrai encore la regarder dans les yeux. C’est moi qui la laissais partir là-bas, vers l’enfer.
C’est moi qui ai autorisé son mari à la garder une journée de plus, chaque semaine. Comment ai-je pu ne rien remarquer ?
— Vous êtes avant tout humain. Nous ne sommes pas armés pour appréhender une telle inhumanité. Plus les faits sont aberrants, et moins on les remarque. Le pire, sans doute, est que Claude Dehaene aimait vraiment sa femme et sa fille. À sa manière.
À nouveau, ils se taisent et se contentent d’avancer, plongés dans leurs propres pensées. Les récents articles ou reportages parlent de l’endroit où Alice a passé toute sa vie comme de la « ferme de l’horreur ».
Après les aveux de Frédéric Ducornet, les découvertes faites dans les macabres souterrains, les récits des prisonniers torturés et l’enquête de police, il a été avéré que, de 1996 à 2007, seize personnes, plus ou moins directement responsables de la mort d’enfants ou d’autres individus, ont été séquestrées, torturées, et que onze d’entre elles ont été tuées avant d’être jetées dans un puits.
L’un de ces martyrs, le catatonique de l’hôpital, a été porté disparu. La police le cherche encore. Alexandre Burleaux… Enlevé depuis janvier 2005, libéré par Alice en octobre 2007. Presque mille jours de calvaire, enfermé, torturé, puis abandonné dans vingt-quatre mètres carrés. Ducornet a expliqué que Paul Blanchard, le père de la petite Amélie tuée accidentellement par Burleaux, n’a pas eu le cran de l’abattre en forêt à coups de batte de base-ball, un soir de mars 2006, et a fini par se suicider en se jetant sous un train.
L’ergothérapeute désigne Alice, devant lui, d’un geste du menton.
— Et pour elle ?
Julie plonge la main dans sa poche et en ressort une clé USB.
— J’ai confiance. La police a retrouvé au domicile de Luc Graham cette clé, sur laquelle se trouve une synthèse détaillée de l’état de la patiente, cela nous aidera à avancer beaucoup plus vite. Cette vingtaine de pages est stupéfiante…
Elle frotte le bout de son nez avec un mouchoir.
— Et puis, les meilleurs spécialistes en la matière vont se pencher sur son cas. Maintenant que Claude Dehaene n’est plus là, les différentes personnalités d’Alice sont prêtes à la mener à la guérison. Tout n’est plus qu’une question de semaines. Lentement, ses barrières vont se briser, les souvenirs ont déjà commencé à revenir. Elle se remémorera bientôt par elle-même, et donc ses alter n’auront plus de raison d’exister.
Bapaume considère la mère et sa fille avec tristesse.
— Comment Alice a-t-elle pris l’implication de Frédéric Ducornet dans cette ignoble histoire ? Ils étaient très proches, m’avez-vous dit au téléphone.
— Difficilement, vous pensez bien. Elle était en train d’en tomber amoureuse… Je crois qu’elle n’est plus prête à accorder sa confiance à qui que ce soit, avant longtemps. Elle s’est fait manipuler, de À à Z. Après la pagaille qu’elle avait semée — les coups de couteau, le catatonique —, ce Ducornet et Claude Dehaene ont voulu comprendre où elle en était avec ses souvenirs, ce qu’elle savait, ce qu’elle ignorait, et si elle pouvait les mettre en danger. Alors, ils ont eu l’idée de la surveiller de très, très près. Il a donc suffi que Ducornet laisse un message sur son répondeur, indiquant qu’elle s’était réfugiée chez lui lors d’un trou noir, et le tour était joué, Alice tombait dans ses filets. Il rencontrait enfin celle qu’il ne faisait qu’apercevoir par la fenêtre, quand il se rendait à la ferme pour « travailler ». Claude Dehaene lui avait tellement parlé d’elle, de ses « transformations », que Ducornet la connaissait mieux que quiconque. Au départ, il s’est rendu compte qu’elle ne se souvenait de rien… Il lui a fait croire qu’elle avait rencontré un réfugié à qui elle aurait confié une photo de Dorothée, mais c’est lui qui possédait cette photo, dérobée chez Graham. Il voulait qu’Alice progresse, se braque contre son père et contre son psychiatre, afin de mettre en place une solution radicale. La solution parfaite, en définitive.
— Éliminer les personnes gênantes, et faire porter le chapeau à Alice Dehaene…
— Exactement. En termes de manipulation, d’organisation perverse, on bat des records. La police a retrouvé chez Ducornet nombre d’ouvrages, et même des documents qui ne sont normalement pas rendus publics, sur les techniques de tortures, la destruction mentale, le point de rupture…
— C’est horrible… Et comment le duo diabolique Claude Dehaene-Frédéric Ducornet s’est-il constitué ?
— Le hasard fait souvent mal les choses. Ducornet a été la première « victime » que Dehaene a voulu sauver. Il avait passé deux ans en prison à cause d’une affaire de pédophilie mal gérée, il était innocent… En prison, il a tout subi. Viols, tortures, morsures… Il n’avait pas vingt ans. Un enfant, aux yeux de Dehaene. Un enfant brisé par la société et l’erreur d’un seul homme.
— C’est terrible…
— Armand Madelin, le juge responsable de ce fiasco, a été enlevé par Claude Dehaene, comme premier essai, si je puis dire. Ducornet a pris un plaisir infini à le tuer. Un monstre était né, ainsi que cette terrible association que l’on connaît aujourd’hui. Ducornet s’occupait de la plupart des tortures alors que Dehaene avait une vue plus stratégique de leur action. Frédéric Ducornet nous a raconté en détail les ignobles procédés qu’il avait imaginés. Dire que cet homme accueillait des réfugiés et apparaissait, aux yeux de son entourage, comme un être charitable, plein de compassion…
L’ergothérapeute secoue la tête de dépit avant de demander :
— Comment choisissaient-ils leurs victimes ?
— Ils utilisaient au départ tout simplement la presse nationale. Ils sélectionnaient les erreurs médicales et judiciaires ayant brisé des familles, ou encore les accidents routiers qui avaient causé la mort d’enfants pour lesquels le fautif n’avait pas été inquiété par la justice. Armés de ces articles, ils avaient tout en leur possession. Le nom des victimes, celui des responsables, et ils trouvaient les adresses en fouillant un peu. Ils choisissaient ensuite les hommes les plus affaiblis psychologiquement, ceux frappés par la plus grande injustice, comme Luc Graham.
Julie marque un silence. Évoquer le nom de Graham lui fait encore mal au ventre.
— … Ducornet a expliqué en souriant qu’il allait souvent sur le « terrain », et que les hommes qui se trouvaient dans un état dépressif ou suicidaire se repéraient à des kilomètres de distance. Une absence trop longue du travail pour « raison médicale », une enquête discrète auprès des hôpitaux, et le tour était joué. Le développement d’Internet et des systèmes de communication a facilité la mise en place de cette entreprise morbide.
Julie fait un signe amical à Alice, qui se retourne vers eux avant de poursuivre sa marche.
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