— Il s’agit de mon épouse. Sans elle, je ne suis plus rien.
Il se penche vers Blandine, enlève ses lunettes et essuie avec le coin de son mouchoir la petite perle salée qui coule sur sa joue.
— C’est triste à dire, mais son handicap nous a en fait encore rapprochés.
Ils font demi-tour et prennent la direction du centre. Arrivés sur le parking, Claude range les affaires de Blandine dans le coffre et installe son épouse confortablement sur le siège passager. Il lui pose les tulipes sur les genoux.
Quand il démarre, il passe la main à l’extérieur, salue Francis Bapaume longuement et, juste après le premier virage, fixe sa femme.
— Je sors de l’hosto. La gentille Dorothée m’a collé deux coups de couteau en pleine poitrine. Tout ça à cause de ce fichu psychiatre.
Puis il ne prononce plus un mot de tout le trajet.
La tension monte plus encore sur son visage quand il aperçoit une camionnette devant sa ferme. Une fois garé en face de l’étable, il descend de son véhicule avec un air décidé. Alice se précipite vers lui, tandis que Fred reste en retrait, appuyé contre le capot. Claude le désigne du menton.
— À peine sortie d’ici, et t’es déjà en train de fricoter avec n’importe qui ?
Alice remarque sa mère, dans la voiture. Mais ses yeux sont irrémédiablement attirés par ceux de son père, froids comme la pierre.
— Tu peux m’expliquer ça ?
Elle montre du doigt le tas de terre, au fond du jardin. Les poings de Claude Dehaene se serrent. Il se retourne et s’occupe de sa femme. Il prend délicatement Blandine dans ses bras et s’avance vers la ferme.
— Va-t’en, Alice.
Un instant interloquée, la jeune femme accourt derrière lui, mais la porte se referme devant son nez. Un bruit de serrure. Alice tambourine contre le bois.
— Tu dois m’expliquer ce qu’il s’est passé ! Pourquoi tu m’as menti pendant plus de dix ans ? Pourquoi tu as tout fait pour que je ne guérisse pas ? Pourquoi tu as inventé tout ça ?
Fred s’approche. Il frappe à son tour.
— Monsieur ? Je crois que…
La porte s’ouvre violemment. Le canon d’un fusil se pose sur le front de Fred.
— Tu sais ce que c’est, ça ? C’est une Express Bettinsoli, mon père chassait le sanglier avec. Ça leur explosait la tête. Tu veux que je fasse pareil avec toi ? Tirez-vous, tous les deux.
Fred serre la main d’Alice et, à reculons, ils s’éloignent.
La camionnette démarre en trombe. Fred est blanc comme un linge.
— Je ne veux plus jamais remettre les pieds ici, Alice. Plus jamais, d’accord ?
Alice est au bord des larmes. Elle tient la photo de sa sœur entre ses mains.
— On va chez mon médecin de famille. Le salaud qui a signé l’acte de décès de ma sœur.
Elle fixe la colline, en retrait.
— Ou d’abord chez Mirabelle… Peut-être qu’elle pourrait me répondre, elle. Arrête-toi.
Fred appuie sur le frein. Alice ouvre la portière, hésite. Mirabelle habite assez loin, il faut traverser les champs.
— J’en ai pour deux ou trois kilomètres de marche. Tu m’attends ici, d’accord ?
— Comment je pourrais t’attendre après ce qui vient d’arriver ?
Il ferme la voiture et lui emboîte le pas. Alice court vers la colline et tend son index devant elle. La maison de Mirabelle apparaît comme un point minuscule à l’horizon.
— Mon père me disait que Mirabelle habitait là-bas.
— T’y es jamais allée ?
— Jamais. Pourquoi j’y serais allée ? Aujourd’hui, j’ai une bonne raison. Mirabelle connaît peut-être la vérité sur ma sœur.
La jeune femme dévale le coteau, longe l’un des cimetières par la gauche, s’éloigne dans la boue, vers les bois. Fred la suit, haletant. Leurs pas sont lourds, chargés de glaise. Après plus d’une demi-heure de marche, ils s’approchent des murs. Les volets sont en lambeaux, la peinture s’écaille. Un lierre s’accroche à la façade en ruine.
Alice lève les yeux et recule, abasourdie. Les fenêtres sont murées.
Elle comprend que rien ne sert de frapper à la porte. Car plus personne n’habite ici. Et depuis bien longtemps.
Installée dans sa voiture, les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur portable, Julie avale un sandwich au thon qu’elle n’a pas eu le temps de manger à midi. Son esprit reste obnubilé par Graham, par son drame personnel. Connectée au réseau wifi de l’hôpital, elle ouvre un navigateur Internet, puis, dans le moteur de recherche Google, elle entre « accident de voiture », « Graham », « psychiatre ». Elle clique sur « Rechercher ». Quelques liens s’affichent. Tous mènent vers les archives de La Voix du Nord . Julie clique de nouveau et atterrit sur une page où on lui demande un identifiant et un mot de passe. Sans réfléchir, elle se jette sur son téléphone portable. Moins de cinq minutes plus tard, elle a récupéré un accès au compte d’un ami journaliste.
Elle pose son sandwich sur le siège passager et se retrouve avec une cigarette aux lèvres sans même s’en rendre compte. À peine un instant plus tard, elle accède à l’espace abonnés du site du quotidien. En haut de la page, la photo d’une voiture écrasée au pied d’une falaise. Julie sent comme un frisson la traverser.
Puis un article, daté de juillet 2003 :
Drame au cap Blanc-Nez
Mercredi à 21 h 30, un terrible accident de la route a coûté la vie à une mère, Anne Graham, et ses deux enfants, Eve et Arthur. C’est en retournant chez eux, après avoir assisté au spectacle son et lumières annuel de Wissant, que le drame s’est produit.
À la hauteur du cap Blanc-Nez, sur la départementale D940, un véhicule leur faisant face a dévié de sa trajectoire et a forcé Anne Graham à effectuer une manœuvre qui lui a été fatale. La voiture a alors dévalé la côte pour s’abîmer dans la mer.
La gendarmerie locale a ouvert une enquête pour déterminer avec précision toutes les circonstances de l’accident.
Les premiers éléments indiquent que la conductrice de l’autre véhicule, Justine Dumetz, vingt-quatre ans et originaire de Wimereux, utilisait son téléphone portable au moment des faits. La jeune femme, choquée, a immédiatement prévenu les secours. Elle a ensuite affirmé qu’elle avait connecté son « kit mains libres » mais cela n’a pas pu être prouvé à ce jour.
Coup supplémentaire pour l’époux de la victime, Luc Graham, psychiatre à Bray-Dunes : seuls les corps de ses deux enfants, piégés à l’arrière du véhicule, ont été retrouvés. Il y a fort à supposer que les courants, très puissants à cet endroit, ont emporté le corps de la mère vers le large. La météo particulièrement mauvaise ne facilite pas les recherches.
La suite de l’enquête s’annonce longue et délicate et les autorités restent très prudentes. En l’état, Justine Dumetz, à qui le permis de conduire a immédiatement été retiré, encourt une peine de deux ans de prison avec sursis pour homicide involontaire.
Quelle que soit l’issue des investigations, ce terrible drame relance le débat sur l’utilisation des téléphones portables au volant.
O.T.
Julie se frotte le visage en soupirant. La fumée de cigarette l’enveloppe. Apprendre, en pleine nuit, la disparition de sa femme et de ses enfants, perdre instantanément sa raison de vivre… Julie a ressenti cette impression de vide quand Philippe est parti. Et pourtant, il ne s’est pas tué, lui.
Elle se plonge dans un autre article, daté du mois suivant. Elle y apprend que Justine Dumetz n’a écopé que d’une courte peine de prison avec sursis.
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