Il s’éloigne et disparaît dans le couloir.
Alice referme la porte derrière lui, doucement.
Elle est en train de vivre à la fois le pire et le plus beau moment de sa vie.
Quand Luc Graham arrive à l’hôpital Freyrat, ce samedi de bon matin, quelques voitures stationnent déjà sur le parking. Le personnel de nuit tire ses dernières heures et le silence règne dans les couloirs de la psychiatrie adulte et enfant. Mais dans deux heures à peine, les confrères et les premiers patients en consultation débarqueront, des idées et des problèmes plein la tête.
Luc gare nerveusement son 4x4 et hésite à sortir. Il peut encore faire demi-tour. Tout arrêter. Après quelques secondes de réflexion, il finit par mettre le pied dehors.
Agir vite…
Deux minutes plus tard, il dépose son pardessus sur le portemanteau de son bureau, enfile sa blouse et se frotte le visage. Un visage de craie.
L’enfer.
Il a trouvé une solution radicale pour le catatonique. Arriver à l’hôpital bien avant les autres, passer par l’armoire à pharmacie, dont il possède la clé, et lui injecter du potassium, en le faisant passer par la perfusion. En se débrouillant bien, en trafiquant quelques papiers et en contournant les procédures, il évitera l’autopsie. Au pire du pire, il connaît bien le légiste.
Le tout est de réussir à le faire.
Luc inspire fort et se lance. Il arpente les couloirs, descend à bon rythme vers la salle de soins, ouvre la pharmacie avec sa clé, récupère une ampoule de potassium et la glisse dans sa poche. Il constate à quel point sa main tremble.
Il se dit qu’il n’y arrivera jamais et pourtant il continue. Direction la chambre A11. Le psychiatre connaît par cœur la mécanique de l’hôpital, ses rouages internes. La visite des infirmières, la ronde des aides-soignantes, les vérifications toutes les deux heures, et les énormes plages vides où n’importe qui vêtu d’une blouse peut faire ce qu’il veut.
Il vérifie bien à droite, à gauche, pénètre dans la chambre, serre les dents et ferme la porte sans bruit. Il frôle la crise cardiaque lorsqu’il aperçoit une silhouette féminine, dans l’angle de la pièce.
— Docteur Graham ?
Luc sourit bêtement, une main sur le cœur.
— Bon Dieu de bon Dieu, Julie ! Que faites-vous ici ?
L’assistante sociale agite ses cheveux blonds. Elle sort d’un état qui ne s’apparente en rien au sommeil, mais plutôt à une lutte pour rester éveillée. Elle incline la tête et s’étire lentement, avant de plonger ses pieds dans ses chaussures à talons.
— Excusez-moi… Hmm… J’ai eu deux cas à… gérer très tard, puis… je suis restée un peu avec le psychiatre de garde, à Salengro. Ça m’a retenue jusqu’à 4 heures du mat’… Dur, dur. Votre visage, que s’est-il passé ?
Luc porte sa main sur son nez le plus calmement possible, mais il n’est pas loin de s’évanouir. Elle lui a fichu une peur bleue.
— Ah, ça… Juste un mauvais coup. Dites, vous ne pouviez pas rentrer chez vous ?
Elle bâille discrètement.
— Je vous le promets, dès qu’on y voit plus clair dans ce dossier, je m’enroule trois jours d’affilée dans ma couette.
Luc a appris à intérioriser, à ne rien laisser paraître. Les nerfs à fleur de peau, il s’avance et se dirige vers son patient endormi. Son bras est relié à une perfusion délivrant un hypnotique. Discrètement, Luc sort son ampoule de potassium de la poche de sa blouse et la cache plus précautionneusement à l’intérieur de sa veste. Il se retourne, vérifie la fiche de suivi, accrochée au bout du lit. Il faut que sa fichue main arrête de trembler à présent.
— Jamais bon signe, quand l’hôpital commence à vous happer même la nuit.
— Vous en savez quelque chose, non ?
Luc stoppe l’écoulement de la perfusion. Julie s’approche de lui.
— Je suis au courant, pour votre famille. Le terrible accident au cap Blanc-Nez. La relaxe de Justine Dumetz.
Les doigts de Luc se crispent. Il se retourne et la regarde les yeux dans les yeux. Il lui en veut d’être là et, en même temps, il la remercierait presque.
— Dans ce cas, vous savez que nous n’avons aucun avenir, tous les deux.
Ton froid, cassant. Un uppercut en pleine figure. Julie hausse les épaules.
— Il est plus simple de fuir, de se réfugier derrière ses patients que d’affronter la réalité.
— La réalité ? Quelle réalité ? Ne croyez-vous pas que la réalité se trouve entre ces murs ? Savez-vous seulement en quoi consiste plus de la moitié de mon travail ici, à l’hôpital ?
— Le psycho-trauma, il me semble ?
— Oui, le psycho-trauma. Un événement qui, par sa force et sa violence, vient faire une effraction dans l’appareil psychique, pour y laisser des souvenirs si brûlants qu’ils agissent comme des corps étrangers, des caillots indestructibles. Ces patients ne sont pas des gens comme vous et moi, ce sont des zombies, des âmes piégées dans les ténèbres, dissociées de leur corps qui, lui, reste dans la lumière. Laisser ces gens-là derrière la porte, c’est accepter que les ténèbres les ensevelissent, que le caillot finisse par boucher une artère vitale. La psychiatrie telle que je l’entends, ce n’est pas juste une recette médicamenteuse qu’on déroule derrière un bureau laqué. Parce qu’il n’y a pas de recette. Sinon, prenez un DSM [5] Référence mondiale concernant les troubles psychiatriques dont l’objet est de permettre une aide au diagnostic.
, ma place, et faites mon job.
Le visage de Luc est devenu rouge, une fine écume couvre ses lèvres. Julie Roqueval ne le reconnaît plus. Qu’est devenu l’homme simple et généreux, venu manger des spaghettis à ses côtés ? Elle tente de le calmer. Assurément, il est sur les nerfs.
— Café ?
Luc sait que quoi qu’il fasse, qu’il dise, elle ne le lâchera pas. Il est piégé.
— Non merci. J’en ai bu toute la nuit. Allez-y, vous.
— Pour ne pas vous mentir, c’est pareil pour moi, je suis à la limite de l’overdose. On attaque, alors ?
— Attaquer quoi ?
— Votre test au Rivotril, pardi ! Faites-moi plaisir, finissons-en, que je puisse aller me coucher.
Il ne s’en sortira pas. Julie connaît par cœur les procédures. Luc doit appeler une infirmière, qui procédera à l’administration du produit et d’autres benzodiazépines selon des quantités établies et un protocole parfaitement défini. Pas le choix. Le moindre écart rendrait immédiatement son comportement suspect.
— Très bien. Attendez-moi ici.
Son pouls bat anormalement alors qu’il avance dans le couloir. Le sort a décidé de s’acharner sur lui, il en a la certitude.
Il revient avec une infirmière, chargée d’une petite boîte contenant les différents produits. Sur prescription du psychiatre, elle sort le Rivotril, en prélève un demi-centimètre cube avec une seringue stérile, qu’elle injecte dans le sachet de la perfusion. Évidemment, elle note tous les détails — quantité, heure, débit… — sur la fiche de suivi du patient.
Une fois l’infirmière sortie, Julie se tourne vers Luc.
— Et maintenant ?
— On attend l’action du Rivotril.
— Justement, le Rivotril, je me suis renseignée, et… ça me surprend.
— Quoi donc ?
— C’est plutôt un médicament qui fait dormir. Comment ça pourrait réveiller un type qui ne bouge jamais ?
Luc doit à tout prix se contrôler, paraître normal. Il s’apprêtait à tuer un homme. Un homme qui, avec ce fichu produit, risque de parler.
— On a découvert ce phénomène complètement par hasard, voilà dix ans. Tous les soirs, une infirmière administrait cet hypnotique à un catatonique, pour qu’il dorme un peu. Mais au lieu de dormir, le patient s’agitait comme un diable une demi-heure après l’injection. On a alors compris que cette agitation était provoquée par une certaine molécule imitée par le Rivotril, appelée GABA. Un catatonique ne possède plus de GABA dans le cerveau. Pour faire très, très simple, le GABA sert à nous faire stresser dans le bon sens du terme, réagir, nous adapter à notre environnement.
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