Horreur.
Il n’est pas seul. Trois autres crânes rasés, deux hommes et une femme, se partagent les points cardinaux restants de la cave. Habillés de combinaisons noires, comme lui. Défoncés par la fatigue, le froid, la faim, la soif, imbibés de drogues, comme lui. L’un d’entre eux bénéficie d’une attention particulière, puisqu’il est attaché différemment. Position verticale, à cinquante centimètres d’une paroi de craie. Poignets meurtris, relevés au-dessus de la tête, piégés dans des anneaux métalliques eux-mêmes suspendus au bout de chaînes.
Terreur.
Une bâche noire gît au milieu de la pièce, roulée et scotchée en ses extrémités. Une forme humaine…
Un bruit de grille remonte des abysses. Puis des pas. Alexandre observe un peu mieux son environnement. Il devine des dessins de crucifix, dans la roche. Il aperçoit, accumulés vers le fond, de vieux bancs en bois, gonflés d’humidité. Et puis, sous des listes de noms — Mac Laren, Thompson, Clarks, Nathans —, le visage du Christ, partout.
Une chapelle… Une chapelle, sous la terre.
Une silhouette se positionne au centre, jambes écartées au-dessus de la bâche. Elle dépose devant elle un sac de toile marron, noué en son extrémité. Une besace qui remue étrangement. Des bosses, des creux se forment, quelque chose bouge à l’intérieur.
Pour la première fois depuis son enfermement, Alexandre peut jauger, à la louche, la physionomie de son tortionnaire. Pas très grand, plongé dans des vêtements larges et épais sous un gros blouson, il porte des gants noirs et une cagoule.
— Il existe un slogan populaire chez les interrogateurs de la CIA. « S’ils sont innocents, battez-les jusqu’à ce qu’ils soient coupables. » Vous, vous n’êtes pas innocents. Voilà toute la différence.
L’homme cagoulé se recule, tranche le scotch retenant les extrémités de la bâche avec un couteau et déroule brutalement les pans de plastique. Une forme noire, dure comme un nerf de bœuf, roule sur le sol.
Le cadavre d’un homme. Dans cette position fœtale, il ressemble à un animal.
Justine Dumetz, au nord, détourne les yeux, le crâne rasé à l’ouest se met à trembler, et à l’est, l’homme suspendu a l’air terrifié. Quant à Alexandre… il est sous le choc.
Soudain, derrière, dans l’obscurité, un petit cri. Comme un hoquet.
Un cri qui ne vient pas des geôles. Une sonorité féminine, étrangère.
Le tortionnaire semble soudain pris de panique. Il se retourne brusquement et se précipite dans l’ombre. On entend des voix, puis des hurlements étouffés, comme si on criait à travers une main posée sur des lèvres. Quelqu’un était là, quelqu’un observait.
Des bruits de pas finissent par claquer et s’éloigner.
Combien de temps s’écoule ensuite, Alexandre l’ignore. L’homme ressurgit. Il se place au centre du carré et joint nerveusement ses mains gantées devant lui.
— Un petit contretemps, excusez-moi… Bon, cette réunion improvisée a un objectif très simple. Je veux qu’à son terme, au moins l’un d’entre vous ait signé la lettre.
Immédiatement, trois des quatre regards fuient vers le sol. Alexandre réalise qu’il ferait mieux d’imiter le groupe, alors il plaque son menton contre son torse.
L’homme à la cagoule se fige en face de lui. Évidemment. Il en faut bien un.
— On relit la lettre pour le petit nouveau ? Allez. On me regarde s’il vous plaît !
Tous relèvent la tête. Le tortionnaire déplie un papier.
— Alors : « Je soussigné, monsieur ou madame Untel, déclare par la présente autoriser, en pleine et entière conscience, que la vie me soit ôtée par une tierce personne selon le moyen de son choix. La mort interviendra dans le délai le plus bref possible après la signature de cet accord. Dans cet intervalle, je serai correctement nourri et traité, avec des couvertures, de la lumière et de l’obscurité à volonté. »
Il replie le papier et le glisse dans sa poche.
— Et, bien évidemment, il me faut votre signature. Ce ne serait pas honnête, sinon.
Il s’approche d’Alexandre et l’attrape par le menton.
— Tu m’as bien entendu, K ? On peut se tutoyer maintenant qu’on se connaît mieux, n’est-ce pas ?
Alexandre émet des grognements en secouant la tête. K, il l’a appelé K ! Qu’est-ce que ça signifie ? Qu’on en jette un pour en prendre un autre ? Qu’il est le prochain sur la liste ? Jamais il ne signera son arrêt de mort ! Jamais, jamais !
L’homme se redresse, les poings serrés dans ses gants en cuir.
— Notre petit K cherche à faire de la résistance ? Notre petit K croit qu’il peut combattre plus fort que lui ? Notre petit K veut me provoquer encore une fois ? Tu sais que la peur peut être apprise ? Qu’avec la peur, je suis capable de faire ce que je veux de toi ?
Puis il attrape Alexandre par le coude et le tire jusqu’à l’homme suspendu.
— Regarde-le ! Il a tué une mère et son bébé de la manière la plus sauvage qui soit. Personne ne l’a puni pour ça. La semaine d’après, il jouait au golf, un grand sourire aux lèvres, alors que le pauvre père et mari, lui, tentait de se suicider avec des médicaments. Je peux te dire que maintenant, il a peur.
Il ramène Alexandre à sa place en le traînant comme s’il tirait un sac de pommes de terre, et s’empare du sac en toile, toujours agité de mouvements.
— Qui va signer ? On fait oui de la tête s’il vous plaît ? Personne ?
Pourquoi ? Pourquoi attend-il une signature, alors qu’il enlève et torture ? Pourquoi ne les signe-t-il pas lui-même, ces putains de lettres, c’est tellement facile. Cette mascarade ne rime à rien. Seigneur… Il se croit réglo, il se croit vraiment loyal, honnête. C’est pour cette raison qu’il ne frappe pas, qu’il prend garde à ne jamais faire mal directement, qu’il nomme tout le monde par des lettres. Il ne veut pas affronter des humains, des êtres pourvus d’une identité.
Il s’approche de l’homme suspendu, appelé J.
— Désigne quelqu’un du menton.
J secoue la tête, baisse le front au sol. On dirait que son lourd crâne va se décrocher du reste de son corps. Il est épuisé de lutter contre la gravité.
Les doigts de l’homme cagoulé lui écrasent les joues.
— Désigne quelqu’un, j’ai dit. Et je détends les chaînes. Sinon, je te laisse pendu jusqu’à ce que tu crèves.
Alexandre n’en peut plus, il se met à s’agiter, forcer sur ses cordes. Il bascule sur le côté, avant de dire dans un hurlement étouffé : « Non, je ne mourrai pas, fumier ! Fais de moi ce que tu veux, mais jamais je ne signerai ta saloperie de papier ! »
Le geôlier se retourne, surpris par ce baratin incompréhensible. J, l’homme suspendu, a ouvert grands les yeux. Il secoue fermement la tête et se rebelle, lui aussi. Soudain, son corps s’agite, et ses deux talons viennent percuter le bourreau en pleine tête, le propulsant plusieurs mètres en arrière jusqu’à ce qu’il bute sur le cadavre recroquevillé et s’effondre.
Dans un sursaut d’espoir, Alexandre tire sur ses liens. Ses poignets lui brûlent. Sans cesser son combat contre son propre organisme, il s’époumone dans son chiffon, exhortant les deux autres à essayer de se détacher. Mais ils ne bougent pas d’un millimètre. Ils baissent même le front.
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