Alice plisse les yeux, le sang bat dans ses tempes.
Luc prend la sortie Faches-Thumesnil, à une dizaine de kilomètres du CHR, et poursuit :
— Chaque soir, vous vous réfugiez sous le lit avec votre sœur Dorothée, et vos amis en pâte à modeler. Vous vous souvenez ?
Alice hoche lentement la tête.
— Seulement, Dorothée disparaissait chaque fois, juste avant qu’arrive votre père, vous abandonnant seule avec lui. Vous étiez morte de peur. Imaginez l’ombre gigantesque de votre père qui s’abat sur vous. Les silhouettes, Birdy, que vous ne pouviez ni combattre, ni fuir. Imaginez ensuite des punitions sévères, vicieuses, comme celle de votre chien dans la grange.
— Des punitions vicieuses ? Il n’y a jamais eu de…
— Que pouvez-vous faire ? Vous êtes trop jeune pour vous enfuir et surtout, vous avez bien trop peur de fâcher votre père, qui représente à vos yeux l’autorité absolue, la sanction, la censure. Il est le monde, votre monde. Les douleurs psychiques que vous endurez sont insupportables, mais vous n’avez aucun moyen de savoir si elles sont anormales, et si ce qu’on vous fait est bien ou mal. Cependant, il y a une chose que vous pouvez faire : vous enfuir dans un monde imaginaire et devenir quelqu’un d’autre. Si cette fuite interrompt, même brièvement, votre souffrance émotionnelle, alors vous la réutiliserez chaque fois. Ainsi, déjà si jeune, un système de défense s’est développé pour vous protéger, un système imparable à partir duquel ont débuté vos trous noirs. Ce qu’on appelle un trouble dissociatif de la personnalité. Le TDI. Ou si vous préférez, le dédoublement de personnalité.
— Vous voulez dire que…
— … Qu’une partie de votre esprit ne vous appartient plus.
— Nicolas ? intervient Fred. C’est bien ça ?
— Oui. Un garçon de huit ans, un peu simplet, qui mène sa propre vie, possède ses codes, ses habitudes. Dans le miroir, il se voit blond, maigrichon, avec une croûte sur le genou gauche. Ce caillot qui vous aurait blessée et effrayée, vous, ne le dérange absolument pas. Il n’a pas grandi. Pour lui, votre mère n’a jamais eu d’accident.
Alice peine à croire ce qu’elle entend. Tout cela n’a aucun sens. Luc Graham en remet une couche :
— Il me l’a dit lors de nos séances.
— Vous… Vous parlez de lui comme s’il s’agissait d’une personne ! Et ce que vous racontez sur mon père est monstrueux, complètement faux. Vous êtes fou !
— Je suis fou, bien sûr… Et votre compagnon, derrière, est fou aussi. Nicolas n’a pas peur de Birdy, de la grange, de la pluie, il n’a pas peur de l’arrivée de votre père ou de quelques autres événements qui vous terrorisent, vous. Chaque fois qu’il arrive, c’est vous qui vous effacez, et c’est lui qui encaisse. Et savez-vous à quels moments il aspire votre conscience, la plupart du temps ? Quand le bruit de l’eau résonne sur une surface dure. Ou encore quand des vélos vous approchent de trop près. Entre autres. Parce qu’il peut également apparaître à l’occasion d’un tas de choses différentes. Comme la vue du sang, ou d’une aiguille.
Alice nie avec conviction.
— Ce que vous racontez n’est pas possible. Je… Je n’ai pas le moindre souvenir de tout cela. Je ne connais pas de Nicolas. Je n’ai jamais été sévèrement punie par mon père.
— C’est le principe même de la dissociation. Dès que votre père vous fait du mal, vous changez de personnalité. Et dès que vous revenez à vous, vous ne pouvez plus accéder aux pensées du personnage qui a pris votre place.
Les yeux d’Alice se troublent. Tout cela n’est pas envisageable. Elle voit encore son père lancer des bâtons à Don Diego du haut de la colline, elle le voit à ses côtés, lui expliquant comment planter les légumes, la faisant travailler dur mais sans jamais vraiment la punir. Rien. Rien de ce que raconte ce docteur n’est vrai.
— Je ne peux pas vous croire. Je… Je ne vous laisserai pas me détruire ainsi.
— Faites attention, votre regard change… La dissociation s’installe. Bientôt, vous ne serez plus vous-même. On possède tous plusieurs visages. Et je connais les vôtres.
— Comment osez-vous ? Vous… Vous êtes un monstre !
— Un monstre, oui. Et bien pire encore… Si vous saviez.
Luc Graham sourit, lui-même surpris par les propos qu’il s’entend tenir. Des jours, des jours que ça dure, que ça monte en puissance. Maintenant, c’est l’explosion, il le sait.
Alice plonge le nez dans un mouchoir.
— Vous… Vous inventez, vous… vous essayez de… de me faire passer pour… pour une folle. Une… sacrée folle !
Fred pose sa main sur son épaule, mais elle la repousse fermement.
— Non, laisse-moi tranquille !
Son ton a changé, bien plus sec. Luc Graham bifurque sur le parking d’une grande surface et se gare.
— Auchan ? constate Fred en se retournant. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Pas Auchan. Le magasin de sport, là-bas. Venez avec moi. Tous les deux…
Luc retire sa blouse et sort de la voiture. Alice regarde autour d’elle, considère Fred et suit Graham qui les briefe au pas de course.
— Une fois à l’intérieur, on parcourt tous les rayons. On cherche un type en robe de chambre, il a peut-être enfilé un blouson ou des vêtements pour se fondre dans la masse. Cheveux bruns, environ un mètre quatre-vingt-dix, très maigre.
— De quoi souffre-t-il ? demande Fred.
— De quelque chose qui serait trop long à vous expliquer. Méfiez-vous de lui. Cadavérique, mais costaud. Et violent.
Ils pénètrent dans le magasin, Alice se tient un peu plus en retrait. Le psychiatre fonce vers la droite.
— Partez par là, je vais de l’autre côté. Allez !
Alice et Fred disparaissent dans des rayons différents, Luc s’engage dans la direction opposée… puis file discrètement vers la sortie. Une fois dehors, il se met à courir et traverse le parking comme une flèche.
Il démarre au quart de tour, et manque de percuter un véhicule en sens inverse quand il voit Fred accourir dans sa direction. Il quitte enfin la zone commerciale. Dans son rétroviseur, il aperçoit une dernière fois le reflet du type au bandana qui enrage.
— Enfoiré, murmure Luc. C’est pour le coup de pelle en pleine figure.
Quand Fred, furieux, retourne dans le magasin, il cherche Alice de longues minutes… pour constater qu’elle aussi a disparu, et l’a de nouveau planté là.
Probablement emportée, encore, par l’un de ses innombrables trous noirs, et réduite à l’état de gamin stupide.
On dépose de la nourriture entre les barreaux. Alexandre sent immédiatement l’excellente odeur de viande. Il s’avance, s’abaisse pour récupérer l’assiette quand l’extrémité d’une matraque électrique surgit de l’ombre et vient lui toucher le bras. Dans un éclair bleuté, Alexandre se tord de douleur sur le sol, ses ongles entrent dans la chair de ses paumes.
L’homme à la cagoule enfonce l’aiguille d’une seringue dans son bras et lui injecte une substance.
— Dans les années trente, on administrait de l’insuline pour susciter l’appétit de patients psychotiques qui refusaient de se nourrir. Avec ce que je t’ai injecté, tu vas avoir encore plus faim. La faim ne va pas t’anéantir, elle va te pilonner de l’intérieur, faire de toi un fauve avant de te transformer en loque. Elle deviendra ton pire ennemi. Signe cette lettre, prends tes responsabilités. Pour une fois dans ta vie, assume l’horreur de ton crime. Et tout s’arrêtera.
La douleur quitte progressivement les nerfs d’Alexandre, ses muscles superficiels se détendent, sa gorge palpite à nouveau.
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