— Je reviens…
Elle s’aventure vers l’aile ouest, une porte — suffisamment large pour laisser passer un fauteuil roulant — ouvre sur une grande salle de bains. La douche est adaptée pour une personne handicapée : tapis antidérapants, battants en plexiglas, fauteuil carrelé incrusté dans le mur, accoudoirs en métal et sangles sur les accoudoirs, ainsi qu’au niveau de la poitrine.
Julie se sent extrêmement mal à l’aise, elle ne peut chasser de sa tête l’image d’une chaise électrique. Très vite, elle repousse la porte et retourne dans le salon. De peur qu’une main ne l’agrippe. Elle lit trop de Stephen King, peut-être.
N’empêche. Une atmosphère étrange règne dans cette demeure. Comme si ses habitants se tenaient là, autour, mais qu’ils étaient tous figés.
Il fait très chaud. Julie trouve le chemin de la cuisine. Elle remplit un verre d’eau fraîche et quitte la pièce. Elle se place face à la poupée vivante et s’accroupit, de manière à se trouver dans son champ de vision.
— Tenez… De l’eau…
Du pouce et de l’index, elle écarte les lèvres sèches, les dents, et y glisse maladroitement le bord du verre.
— Je suis désolée si…
Elle l’incline précautionneusement, afin de verser le liquide au compte-gouttes. La gorge palpite, l’eau trouve sa voie. Julie s’arrête à un demi-verre.
— Je ne voudrais pas vous en donner trop, j’ignore complètement ce que vous ressentez. Je… Je pourrais faire des bêtises.
Julie pose le verre à ses pieds. Elle sort un mouchoir en papier de sa poche et éponge le front de Blandine. De temps en temps, les paupières battent.
« Partez, partez immédiatement avant qu’on vous tombe dessus. J’ignore ce qui vous amène ici, mais fichez le camp. Vous êtes entre les mâchoires d’un monstre. Êtes-vous stupide au point de ne pas vous en rendre compte ? Je vous le répète, syllabe après syllabe, je le hurle à vos oreilles : dé-ga-gez ! »
Ses yeux ne brillent d’aucun éclat, on dirait que tout est éteint à l’intérieur de ce corps de poupée. Julie ne sait pas quoi faire. Doit-elle repartir ? Cette femme a peut-être perdu la raison, peut-être son mari l’a-t-il oubliée devant la fenêtre avant d’aller faire quelques courses ou se promener dans le bois ?
Il l’a peut-être « oubliée »… Quelle drôle d’expression pour parler d’un être humain.
Et s’il était arrivé quelque chose au mari, justement, et que cette pauvre femme se retrouvait piégée ici ?
Julie hésite réellement. Il lui semble être de son devoir de creuser ce qui lui apparaît comme un dysfonctionnement. On ne sait jamais ce qui se passe de l’autre côté des murs d’une maison.
— Écoutez, madame, je… vais me renseigner un peu sur les conditions de votre… présence ici, d’accord ? Je suppose qu’un centre spécialisé vous prend en charge ? Berck-sur-Mer, certainement ?
« Oui, oui, Berck ! Allez vite là-bas ! Si vous pouviez seulement aller dans la chambre aussi, dans l’étable. Si vous voyiez tout ce que mes yeux ont vu… Et maintenant, partez ! »
Julie sort un carnet et prend quelques notes.
— Je vais vérifier tout cela, faites-moi confiance, OK ? Clignez des yeux si vous le pouvez pour me montrer que vous avez compris.
Rien… Julie avale sa salive et continue son monologue, sans s’apercevoir que, depuis qu’elle est partie dans la cuisine, la porte d’entrée s’est refermée.
— Je sais que vous m’avez comprise. Pour tout vous dire, je m’appelle Julie Roqueval, je travaille en tant qu’assistante sociale en psychiatrie. Je cherche Alice Dehaene, qui est votre fille, je présume.
« Assistante sociale en psychiatrie. Après vingt-cinq ans, il n’est pas un peu tard ? Peu importe… C’est qu’on sent enfin que quelque chose ne va pas, qu’il y a un gigantesque problème et que personne n’a jamais rien dit. Je crois en vous, Julie. Allez parler, enquêtez, et vous mettrez au jour le monstre. Mais tirez-vous ! »
Julie se redresse. Derrière elle, dans le hall d’entrée, une ombre s’est figée dans l’obscurité et l’observe en silence.
— Je… sors pour passer mes coups de fil, d’accord ? Je ne vous abandonne pas, je… m’assure juste que tout va bien pour vous. Je ne décollerai pas d’ici tant qu’une personne ne sera pas à vos côtés.
Elle se retourne vers le hall et sursaute.
L’ombre se dresse devant elle.
Direction Amiens.
Luc lève le pied de l’accélérateur, l’autoroute Al est truffée de radars. Il roule depuis presque une heure. Des champs, des habitations, une cathédrale. Et une maison isolée, en pleine campagne, cernée de pins. Luc ralentit, bifurque et s’engage sur la propriété des Blanchard. Il découvre alors deux véhicules. L’un immatriculé dans la Somme, et l’autre dans le Nord.
L’ex-catatonique est déjà là.
Il est encore là.
Et il n’est pas juste venu pour dire bonjour.
Le docteur sort sans claquer sa portière. Il enfile sa blouse en coton, la boutonne jusqu’au col et se dirige en courant vers la porte d’entrée. Immédiatement, il sent le danger. La petite vitre décorée, le long de la porte… Brisée et tachée de sang. Luc tourne la poignée, la porte s’ouvre. La luminosité change, l’éclat du soleil laisse place à des teintes sombres et à une fraîcheur anormale. Les volets roulants du salon sont baissés à moitié, la télé est allumée, sans le son. Ça pue le drame à plein nez.
Luc s’avance doucement. Il reconnaît l’endroit, rien n’a changé depuis que Laurence Blanchard a raconté l’histoire de son mari. La dépression, le suicide sur les rails…
Le psychiatre s’empare d’un tisonnier près de la cheminée.
Il s’engage dans les escaliers, aux aguets.
Lorsqu’il arrive dans le couloir de l’étage, il s’immobilise. Il entend de légers bruits. Il longe à présent le mur. Burleaux a avancé en laissant ses doigts blessés par le verre traîner sur la tapisserie, comme s’il s’imprégnait de l’âme de la demeure.
Au fond, une porte. Le psychiatre la pousse du pied d’un coup sec, le tisonnier brandi au-dessus de son épaule droite. Burleaux est assis dans un coin, il oscille d’avant en arrière. Sur sa gauche, Laurence Blanchard est allongée, morte. Une batte de base-ball incrustée dans le crâne.
Luc s’approche avec prudence. Le gendarme l’ignore complètement, l’effet du Rivotril doit être en train de se dissiper.
Le psychiatre serre les dents et lève la barre au-dessus de sa tête, mais il n’arrive pas à frapper. Son cœur est déchiré, c’est trop difficile.
— Pourquoi tu t’es rappelé ? Pourquoi ?
Il essuie avec sa manche la goutte de sueur qui coule entre ses yeux.
— Pardonne-moi…
Il baisse les paupières et frappe de toutes ses forces.
Une ligne pourpre asperge le bas de sa blouse. Le tisonnier lui échappe des mains. Le psychiatre sent son corps se dissocier, ses jambes, ses bras tremblent, un courant glacé le traverse, cherche à l’ensevelir, à le figer pour l’éternité. S’il reste là une seconde de plus, il est cuit.
L’instinct de survie se réveille.
Luc se retourne et dévale les escaliers avec une seule pensée en tête : fuir. Dehors, le soleil brille, le souffle frais d’octobre se faufile délicatement entre ses vêtements, lui rend la conscience de son corps. Un beau samedi midi, plein de clarté.
Il passe de la course à la marche, de la marche au pas ralenti. Luc pose ses mains à plat sur son capot encore tiède. Il inspire fort, et rapidement. Se calmer. Se calmer, à tout prix.
Fuir maintenant revient à laisser une carte de visite.
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