— Va te faire fff…
L’homme lui plante des photos sous les yeux. Alexandre qui lave sa voiture. Alexandre dans son jardin. Alexandre en train de danser avec sa famille dans son séjour, probablement à Noël. Des photos prises de l’extérieur. Depuis le champ de maïs, peut-être.
— Et maintenant, regarde celles-là.
D’autres clichés. Un homme, une femme, dans divers endroits. Supermarché, rue, cimetière. Alexandre reconnaît immédiatement les visages. Les spectres de son passé.
— Eux, toi… Toi, eux… Tu as vu la différence ? Toi, avec le sourire, partout. Toi, en train de faire la fête. Ce sourire, il me répugne, je te laisse imaginer à quel point. Et eux… Eux, dans les ténèbres les plus effroyables. Anéantis, brisés. Les médicaments, l’hôpital, les tentatives de suicide… Regarde-les ! Regarde-les bien ! Tu n’as pas tué qu’une seule personne ! Tu as détruit bien plus !
— Je… J’ai payé…
— Tu as payé ? Tu as payé ? Je devrais t’arracher la bouche. Tu vas comprendre, maintenant, ce que c’est que d’être dans leur situation, à eux. Et crois-moi, ton sourire, tu ne le retrouveras plus jamais.
L’homme se redresse, les poings serrés. Son souffle… Le silence… Il s’empare de l’assiette pleine, referme et s’immobilise devant la cellule voisine.
Les couverts raclent le sol.
— Bon appétit, F. Ton voisin n’a pas faim. Alors profite bien de ton dernier repas.
Du fin fond de sa souffrance, Alexandre entend le bruit de la fourchette en plastique sur l’assiette. Il crache, tandis qu’il sent son estomac se serrer.
— Et maintenant, en route, F.
F obéit étrangement, dépourvue de toute volonté. Résignée.
Justine Dumetz a abandonné le combat.
La porte voisine se referme quelques minutes plus tard. Alexandre ne peut s’empêcher de sursauter, il sursaute au moindre bruit désormais. Il plaque son nez contre les barreaux, essaie de voir à travers les lumières aveuglantes. Voûtée et faible comme elle l’est, F ressemble à une petite octogénaire.
Très vite, elle disparaît de son champ de vision.
Alexandre se réfugie au fond de sa cellule et fait rebondir contre le mur une petite boule rougie par son sang, fabriquée avec une page et le scotch de son album de mariage.
Il sait que plus jamais il ne reverra F.
Justine Dumetz a eu une existence, des parents, une enfance, a eu des moments de joie, de peine. Elle manquera à beaucoup, vraisemblablement.
Mais si elle est comme lui, Dumetz n’est pas innocente. Elle aussi a détruit.
Et on la mène à l’abattoir pour ça.
Julie Roqueval a quitté la route depuis presque deux kilomètres pour naviguer au milieu des champs et des collines. Elle ne pensait pas que la propriété Dehaene était si isolée.
Depuis le coup de téléphone du laborantin, elle ne cesse de ressasser la même question : comment un catatonique planté à un arrêt de bus d’Illies a-t-il pu se retrouver avec une couverture tachée du sang menstruel d’Alice Dehaene, vingt-cinq ans, vivant à une quarantaine de bornes de là ?
Dehaene. Le nom du type suicidaire qu’elle a croisé aux urgences de Salengro. Une bien étrange coïncidence.
Sa voiture dépasse le virage bordé d’herbe et de petits arbustes. Julie se gare sur le terrain de gravier devant la ferme. Elle relève ses lunettes de soleil dans sa chevelure blonde, sort, claque sa portière et sent immédiatement l’odeur de la campagne, du foin coupé. Un rapide coup d’œil circulaire fixe le décor. Le grand potager vidé de la majorité de ses légumes, la bande sombre des peupliers au fond, le cimetière militaire à l’arrière, une étable, ainsi qu’un vaste bâtiment qui doit être une grange, devant les arbres.
Aucun véhicule, mauvais signe. Julie redresse le col de son gilet de laine anthracite — même avec le soleil, l’air semble plus frais ici qu’ailleurs — et s’oriente vers la façade de briques rouges. Pas de sonnette, elle frappe. Chose certaine, la maison, le jardin, les dépendances sont parfaitement entretenus. Pas un brin d’herbe qui dépasse, pas un caillou ou une tuile de travers. Les Dehaene ont le souci du détail.
Julie attend, on ne vient pas lui ouvrir. Elle frappe alors de plus belle. Elle se voit mal repartir pour revenir plus tard. Et hors de question de traiter de cette affaire par téléphone.
Face à l’absence de réponse, elle décide de faire le tour du propriétaire. Par ce beau temps, les tuiles de la toiture brillent et l’herbe scintille. Julie part sur la droite et s’approche d’une fenêtre fermée.
— Oh, oh ! Il y a quelqu’un ?
Le reflet du verre l’éblouit. Elle plisse les yeux et pose sa main en visière à deux centimètres de la vitre.
La peur la propulse vers l’arrière.
Julie se ressaisit et se met à sourire bêtement.
— Excusez-moi ! Mais… Vous pourriez venir m’ouvrir, s’il vous plaît ?
La silhouette, de l’autre côté de la fenêtre, reste immobile. Julie se décale légèrement. Est-ce bien un être humain qui la fixe, ou un mannequin de vitrine ? Gênée, elle agite la main devant elle, pour signifier sa présence.
— Oh, oh ! S’il vous plaît ?
Le visage, face à elle, reste impassible. Julie observe avec plus d’attention le personnage de cire. La peau blanche, le soyeux apparent des cheveux, les lèvres fines, les lunettes de soleil, le léger décolleté de la robe.
Une poupée, se rassure Julie. Ou une astuce de fermier, pour faire croire à une présence.
Mais les poupées ne suent pas.
« Mais… Elle est vivante ! »
Comme le catatonique.
En une fraction de seconde, sa curiosité se transforme en malaise. Julie se recule et observe autour d’elle. La campagne environnante, ces lourds bâtiments sombres, revêtent à présent un aspect bien plus inquiétant.
L’assistante sociale retourne vers l’entrée principale et frappe de nouveau. Un œil vers l’étable, puis vers la grange… Où se trouve le propriétaire ? Où sont-ils, tous ? Toujours pas de réponse, elle tourne la poignée ronde. La porte s’ouvre et libère une bouffée de chaleur étouffante. Julie hésite, puis s’introduit à l’intérieur.
Elle annonce encore sa présence pour justifier le fait que, désormais, elle pénètre dans une propriété sans y avoir été invitée. Elle arrive dans le salon et comprend mieux le spectacle observé depuis l’extérieur. Devant la vitre, une femme se tient dans un fauteuil roulant, l’arrière du crâne coincé dans un arceau métallique, et la poitrine ceinturée au dossier en cuir. Elle n’a pas bougé d’un millimètre depuis tout à l’heure. Julie réalise très vite qu’elle est paralysée de la tête au pied. Non pas une catatonique, mais une emmurée vivante. Une Locked-in Syndrom .
— Alice ? Alice Dehaene ?
Pourquoi cette question idiote, alors qu’elle sait que la femme ne peut pas lui répondre et que, de toute évidence, elle n’a pas vingt-cinq ans ? Délicatement, Julie lui ôte ses lunettes de soleil. Elle frissonne. Jamais elle n’a vu un regard aussi fixe.
Sur ses gardes, Julie observe rapidement l’endroit. Le mobilier est ancien. Cinq ou six têtes d’animaux empaillés ornent les murs, de part et d’autre d’un fusil de chasse à la crosse abîmée. Pas de photos de famille, ni d’objets qui pourraient rendre le lieu un peu chaleureux. Tout est impeccablement rangé et propre. Elle a l’impression d’évoluer dans un musée, une demeure sans âme.
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