Soudain, ils s’arrêtent.
— Reste là.
Des mains appuient sur ses épaules. Elle tombe à genoux et entend les pas qui s’éloignent.
Chaussé de bottes en caoutchouc, mains gantées dans les poches de son ciré, Luc Graham est vêtu d’un pantalon K-way, spécialement acheté pour l’occasion dans un magasin de sport. Il s’est aussi procuré un couteau, long comme un avant-bras, avec un côté tranchant et l’autre cranté. On déniche les meilleurs dans les magasins de chasse. C’est un Ardennlame Rambo, un couteau de survie, selon le vendeur.
Luc regarde sa montre. 23 h 19. Il appuie sur le bouton de sa torche et consulte une nouvelle fois la carte d’état-major qu’on lui a demandé d’acheter. Encore une centaine de mètres, et onze minutes avant le rendez-vous. Il a le temps. Il aperçoit un rai de lumière fugace qui s’agite, au loin. Il éteint et se glisse derrière un arbre. Il sent un filet de sueur couler dans son dos. Il peut encore faire demi-tour. Tout arrêter.
Il se laisse glisser contre le tronc. Il veut se rappeler, ne pas flancher. Ce soir, il a besoin de ne plus être psychiatre. Mais un homme qui a tout perdu. À cause d’elle.
Après une gorgée de whisky tirée de sa flasque — on lui a conseillé d’en emporter, à lui, alcoolique suicidaire —, il se redresse enfin. Il se positionne face au signal lointain et, à son tour, allume sa lampe. Le code à présent. Trois longs, un court. Il attend. On lui répond par deux courts, deux longs. Son cœur s’emballe.
Prudemment, Luc Graham se dirige vers son objectif. Il plisse les yeux. Il lui semble que l’individu, face à lui, porte une cagoule.
— Vous êtes prêt ?
— Oui.
— Le disque dur de votre ordinateur…
Luc le tend.
— Ce n’était pas utile. J’ai déjà tout effacé dessus. Tous les messages et toutes les photos que vous m’avez envoyés.
— Rien de ce que je vous demande est inutile. Suivez-moi.
L’homme cagoulé s’enfonce dans les profondeurs des bois. Pas besoin d’allumer, la pleine lune guide leurs pas. Ils marchent de longues minutes. Luc essaie de deviner le physique de cet homme, mais n’y parvient pas. Les habits sont trop épais, et la luminosité trop faible.
— Buvez encore un coup.
Luc obtempère et arrive à présent dans une petite clairière où il distingue une forme agenouillée. Son crâne rasé luit, un bandeau cache ses yeux. L’homme à la cagoule se retourne enfin.
— C’est le grand soir…
Graham acquiesce, les mâchoires serrées. Il cherche un autre homme, un autre type cagoulé qui aurait surveillé la prisonnière, mais il ne trouve personne. Pourquoi n’a-t-elle pas cherché à fuir ?
L’interlocuteur désigne la lame.
— C’est avec ça que vous y allez ? Ce n’est pas le plus simple, contrairement à ce qu’on pourrait croire.
— Que vouliez-vous que je prenne d’autre ?
Soudain, Luc fixe Justine Dumetz, cinq mètres en retrait, prostrée, le dos courbé, les fossettes saillantes. L’image qui lui vient immédiatement à l’esprit est celle d’un agneau. Elle ressemble à un agneau blessé.
— Je veux voir ses yeux.
— C’est bien. C’est très bien…
Les feuilles craquent, la jeune femme sent qu’on s’approche d’elle. On lui touche le crâne. Dans son dos, ses poings se serrent. Le bandeau disparaît, d’un coup. Elle plisse les paupières, ses yeux lui brûlent. Avant qu’elle n’ait le temps de reconnaître qui que ce soit, un faisceau lumineux vient lui arracher la vue, elle pousse un grognement étouffé dans son bâillon.
Soudain, Luc Graham s’entend prononcer des mots qu’il regrette aussitôt :
— Que lui avez-vous fait pour qu’elle soit en aussi mauvais état ?
— Ça fait plusieurs semaines que je la retiens, que croyez-vous ? Évitez les questions. Vous opérez, je m’occupe du reste, comme convenu. Alors que vous agirez, gardez constamment en tête la raison de sa présence ici. Un dernier truc. Vous pouvez la détacher, mais n’ôtez pas le bâillon. Pas de risques inutiles. Allez-y. Ce moment vous appartient.
Luc Graham laisse son interlocuteur s’éloigner dans le noir. Quand il se retourne vers sa proie, il se rend compte que sa lampe éclaire le sol, et que la femme au crâne rasé le fixe. Alors, très vite, il l’aveugle de nouveau.
— Arrêtez de me regarder maintenant !
Elle hurle à travers le tissu dans sa bouche, se roule sur le côté, gigote comme une anguille dans une nasse. Son crâne se couvre de feuilles et de petites branches. Luc la laisse se débattre, se tortiller.
Il se penche sur elle, souffle à son oreille :
— Vous m’avez reconnu, hein ? Oh que oui, vous m’avez reconnu… Et vous allez mourir.
Il tranche les liens avec sa lame, la tire par le bras. Elle tient à peine debout, les dizaines de tours de ruban adhésif autour de son visage la contraignent à respirer bruyamment. Il la pousse, elle tombe, il la relève.
— Je veux que vous vous défendiez : Je veux que…
Il la secoue.
— … que vous me frappiez ! Je veux un combat, vous entendez ?
Mais elle ne lutte pas, ses joues gonflent. Dumetz n’est plus humaine, elle n’est rien d’autre qu’un morceau de chair. Luc sort sa flasque de whisky et l’allège d’une grosse gorgée. Il s’approche encore, lève le poing gauche, s’attend à une parade, mais Dumetz ne bouge pas, ne se protège pas. Un mollusque.
— Frappe-moi ! Frappe-moi, ou c’est moi qui te bute !
Dumetz essaie de parler à travers son bâillon. Alors Graham coupe le chatterton avec la pointe de son couteau.
— Ton pardon. Je veux entendre ta demande de pardon.
Les lèvres de la femme s’écartent. Elle murmure quelque chose, contraignant Luc à se pencher. La voix sort, mourante :
— Ça fait… quel bruit, une voile blanche qui claque dans le vent ? Vous… pourriez me répondre, vous ?
Luc se redresse, déboussolé. Il ne comprend pas cette réaction, il n’a aucune réponse à apporter. Le bruit d’une voile blanche qui claque dans le vent ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Il ne supporte plus le regard de cette malheureuse, et ça se met à gémir dans sa tête. Perdu, sans savoir comment réagir, il se recule et, à son tour, disparaît dans l’ombre, haletant, la flasque dans une main, le couteau dans l’autre.
Justine Dumetz relève doucement la tête, se retourne. Personne. Du poignet, elle frotte le sang qui coule de son nez, reprend une position soumise, attend, encore, que la voix ordonne.
Les pas reviennent, la terre remue, tout près.
— Tu te lèves, et tu cours. Sauve-toi, maintenant. Là, droit devant toi. Je te libère. Va rejoindre les tiens.
Sans réfléchir davantage, Dumetz se redresse et se met à courir. Les branches sur les joues, les échardes dans les talons, les trous, les racines, peu importe.
Ivre d’oxygène, elle dépasse un arbre, un autre, puis encore un autre jusqu’à ce que son souffle devienne plus difficile, jusqu’à ce qu’elle ressente le manque d’air dans ses poumons. Elle s’arrête, essaie de respirer, sans succès. Un gargouillis s’échappe alors de sa gorge. Ça devient chaud sur sa poitrine. Chaud et presque agréable. Le sol se met à tourner, se rapproche, même. Dans sa chute, Dumetz porte les deux mains sur sa trachée ouverte. Lentement la vie la quitte, et ses yeux se ferment sur la lame d’un couteau.
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