Derrière le silence de Blandine Dehaene…
« On me tient en otage. Chaque seconde, de chaque minute, je sens un revolver écrasé sur ma tempe, avec un bourreau qui tire, tire, tire, sans qu’aucune balle jaillisse jamais. Seigneur, faites que le projectile sorte enfin… Si un jour, si seulement un jour, une minute, une seconde l’un de mes six cents muscles inertes me permet de communiquer, alors, toute mon existence, ce qu’il reste de vivant en moi, se résumera à trois mots.
« Je veux mourir.
« Quinze années après mon emprisonnement, rien n’a changé. Quinze années à répéter ces mêmes mots. Entendez ma prière, Seigneur, la seule prière que je vous aie jamais adressée. Et laissez-moi partir, faites-moi oublier ce que mes yeux ont vu. Par pitié. »
Claude Dehaene brosse doucement les cheveux de sa femme vers l’arrière, ces longues mèches blondes qui descendent jusqu’au premier bouton de sa belle robe bleue. Le fauteuil roulant équipé d’un guide cervical et d’une mentonnière brille légèrement sous la lumière de l’ampoule de la cuisine. Claude s’applique, d’un geste régulier, attentionné, sans animosité. Il a éteint le téléviseur, les autres lampes, fermé les portes, si bien que la ferme tout entière s’enfonce dans un silence où seul se laisse entendre le crissement de la brosse contre la boîte crânienne. Le crissement, ce crissement obsédant, répétitif, hypnotique.
Si Blandine peut quitter le centre deux jours et demi par semaine et se retrouver chez elle, c’est grâce à l’acharnement de son médecin et de son mari. Francis Bapaume, l’ergothérapeute, a repoussé l’impossible en apprenant à Blandine à respirer, déglutir, boire, se nourrir sans machine, à condition qu’on dépose la nourriture mixée sous sa langue. Et son époux, qui a été exemplaire par son soutien, son assiduité, sa compréhension, a sans doute également contribué à l’amélioration de son état. Relative, évidemment, l’amélioration. Après plus de cinq mille jours, Blandine est toujours aussi figée qu’un poteau électrique et absolument incapable de communiquer, même avec les paupières. Personne ne sait ce qu’elle ressent ou si son QI est plus proche de zéro que de cent trente.
Mais elle, elle sait.
Claude aussi sait.
La brosse s’écrase de plus en plus fort sur le crâne immobile, sous lequel s’activent des milliards de neurones. Chaque pensée de Blandine, chaque action sur son corps, chaque regard qu’on lui adresse se répercute sur les fonctions et la structure même de son cerveau, libérant des hormones, provoquant des réactions en chaîne qui lui infligent la peine, la douleur, le manque. Rarement la joie.
Soudain, Claude s’interrompt et l’embrasse sur la bouche, tendrement. Il pose méticuleusement la brosse sur les genoux de sa femme et déboutonne sa propre chemise. Du bout des doigts, il écarte les pansements qui dévoilent ses cicatrices fraîches, roses aux extrémités.
— Pourquoi elle m’a fait mal comme ça ? Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Tu peux me le dire, toi ?
Un long silence. Claude s’empare d’un verre de thé.
— Bois… Je l’ai fait avec la menthe du jardin.
Il sursaute quand il entend un bruit, derrière lui.
— Mirabelle…
La jeune femme s’avance dans la pièce, se place face au fauteuil roulant et sourit. Un sourire pas particulièrement franc.
— Bonsoir, Blandine. J’espère que vous allez bien. Ça fait plaisir de vous voir.
Elle lui caresse la joue du dos de la main.
— Beaucoup de travail cette semaine. Vie monotone, vous savez comment c’est la campagne, on ne croise pas grand monde. Encore moins depuis la mort du vieux. Alors, faut faire tourner la boutique, comme on dit. J’ai dû porter presque une tonne de ciment aujourd’hui. Des sacs de trente-cinq kilos à bout de bras.
Elle se tourne vers Claude.
— Je voulais juste te dire bonsoir, c’est tout. Et t’aider avec Blandine. Tu as fait sa toilette, déjà ? Sinon, je m’en charge. J’aime bien la laver.
— C’est déjà fini. Par contre, tu peux m’aider à la coucher, si tu veux. J’ai encore mal à la poitrine.
À deux, ils posent délicatement Blandine sur le lit. Claude place convenablement sa tête sur l’oreiller, positionne ses bras le long de son corps. Puis, tandis qu’il part dans la salle de bains, Mirabelle caresse le front de Blandine et lui adresse un sourire.
— Tu es tellement plus belle que moi…
Depuis qu’elle vient dans cette maison, elle a l’impression que Blandine ne vieillit pas. Elle paraît toujours aussi athlétique que lorsqu’elle avait trente ans. Les rides semblent avoir épargné son visage d’une douceur de velours. Claude revient, habillé de son vieux pyjama vert.
— C’est bien d’être passée, Mirabelle.
— Je peux rester un peu et attendre que tu t’endormes, si tu veux.
Mirabelle plonge sur le matelas, chasse ses mèches vers l’arrière et frotte le couvre-lit avec le plat de ses mains pour le réchauffer. Claude lui attrape le poignet.
— Ça va aller, merci. Je n’aime pas quand tu traînes dehors à des heures pareilles. Tu peux rentrer chez toi.
Il se couche aux côtés de sa femme. Mirabelle prend la main de Blandine, la masse délicatement.
— Tu crois que ça lui fait du bien ?
Claude sourit, la tête contre l’épaule de Blandine, le bras droit dans ses longs cheveux blonds.
— J’en suis persuadé.
Claude fixe le plafond, les pupilles dilatées. Son index parcourt le fil régulier des cicatrices de sa poitrine.
— Et maintenant, pars, Mirabelle. Je veux rester seul avec ma femme.
Mirabelle l’embrasse sur la joue. Claude lui sourit, difficilement. Dans une large inspiration, il éteint la lumière, et ferme les yeux.
L’obscurité s’est largement installée dans l’appartement d’Alice. La jeune femme est assise dans un fauteuil, sous la lumière d’une petite lampe. Fred raccroche son téléphone puis revient auprès d’elle, un papier dans la main.
— J’ai une bonne info pour toi. Ton Luc Graham bosse au CHR de Lille. Il ne veut pas répondre à tes coups de fil ? Ce n’est pas grave. Demain, on se pointe là-bas, à 8 heures, on lui tombe dessus, et on lui fait lâcher le morceau.
— C’est sûr qu’il travaille là-bas ?
— À cent pour cent. Graham bosse à l’hôpital Freyrat quand il ne consulte pas à son cabinet de Bray-Dunes, soit la plupart de son temps. Ce n’était pas compliqué à trouver, deux, trois coups de fil. Juste de la logique.
Alice rougit et finit par sourire. Fred s’approche d’elle et l’embrasse.
— C’est cette femme-là que je veux voir plus souvent. Pas celle qui se sauve tout le temps.
— Encore une fois, excuse-moi pour tout à l’heure.
— Poireauter, j’ai l’habitude. C’est me faire méchamment planter à Arras, à soixante-dix bornes de chez moi, qui me plaît un peu moins. Et puis surtout je me suis inquiété pour toi.
— J’ignore ce qui m’a pris, je…
— Mettons cela sur le compte de tes trous noirs, pour le moment.
Il se lève, désigne le petit canapé.
— Je peux rester cette nuit, si tu veux. Un divan pour dormir, ce sera parfait.
— Je crois que… Tout ça, c’est encore trop tôt. J’ai peur de… d’être ailleurs alors que je suis avec toi. Tu me comprends ?
Fred resserre le bandana autour de son front.
— Oui, bien sûr. Enfin, à moitié.
Alice s’approche de lui, l’enlace.
— Ne m’en veux pas.
Il lui passe une main sur la nuque.
— Je saurai être patient, tout le temps qu’il faudra. Parce que je crois que quelque chose est en train de se passer, dans mon cœur…
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