— Ils mettront des rats dans votre cachot… Des serpents… Ou un chien. Tout ce qui vous effraie. Puis aussi les sacs surprises… Ils connaissent tous les secrets de l’esprit, ils sont capables de vous faire perdre la mémoire. Tout ça pour que vous signiez… C’est… Non… je… je ne veux plus… Les voiles du bateau, monsieur… Les voiles, elles claquent ? Dites — moi quel bruit ça fait, une voile blanche qui claque dans le vent ?
Alexandre sent qu’il la perd. Elle s’est repliée dans un coin et se balance doucement sur elle-même.
— Madame, madame, écoutez : Combien sont-ils ?
— Vous tenez bien la barre, hein ? Vous la tenez bien, monsieur ? Les vagues sont fortes, elles sont bleues et salées. Soufflez dans la voile, le bateau avance.
Alexandre se prend le crâne dans les mains. Justine Dumetz continue son monologue :
— Quelque part, ce qui nous arrive, c’est… le juste retour des choses.
La prisonnière se raidit soudain et se déplace comme une araignée vers la grille, disparaissant du champ de vision d’Alexandre.
— Revenez ! Revenez, bon sang !
Bruits de chaînes, de serrure. Alexandre se plaque contre le mur et met sa main en visière pour se protéger de la lumière. Il ramasse la lettre chiffonnée, passe le bras à travers les barreaux et la jette sur la gauche.
— Voilà ce que j’en fais, de votre putain de lettre !
Au bout, l’ombre ne réagit pas. Une porte claque.
Une autre s’ouvre.
Alexandre s’accroche aux barreaux. Il a compris. Il a affaire à un juge. Un rédempteur. Un malade qui se croit au-dessus des lois. Enfin, le bourreau s’approche. Alexandre n’y voit pratiquement rien. La boulette de papier revient à l’intérieur de la geôle.
— Tu crois être le premier à faire la forte tête ?
Alexandre ne bouge pas, il ne bougera pas. Jamais.
— Recule ! ordonne-t-on.
— Bon Dieu, vous êtes fou. Écoutez j’ai une femme, un fils, je…
— Je le sais déjà.
Une matraque électrique se dirige vers lui. Un bruit. Un éclair en pleine poitrine.
La tempe contre la roche froide. Puis plus rien.
Alexandre se réveille dans sa cellule, habillé de sa combinaison, recroquevillé comme un vieux chien. La lumière l’aveugle.
Il se retourne, ça crépite derrière lui. Quelque chose brûle, près de la grille. Il se précipite à quatre pattes.
Un album. Celui de son mariage, il le reconnaît à la couverture rose, aux lettres dorées. Il plonge les doigts dans le feu, parvient à sauver le gros livre qui, déjà, se consumait.
Il se brûle, mais cette douleur ne l’affecte même pas.
Carine… Oh, Carine…
Ces flammes lui font du bien. Il les accueille comme un cadeau. Il s’en rapproche. La chaleur… Cette caresse feutrée sur ses mains. Il dirait presque merci, putain.
Il ouvre l’album. Son mariage… Carine… Tout est si loin.
La rage le transperce soudain. Les pages sont vierges, aucune photo. Juste des morceaux de scotch. Il serre l’objet contre sa poitrine, le feu s’éteint lentement. Alexandre se résigne : il préfère perdre quelques secondes de chaleur et garder l’album contre lui. Cet album est, et restera, son rayon de soleil. Personne ne le lui volera. Jamais. Pour ça, il faudrait lui arracher le cœur.
Au fin fond de son esprit embrouillé, il comprend.
On le détruit lui, comme lui a détruit.
On veut qu’il se rappelle. Et qu’il paie. Qu’il paie comme il aurait dû payer, pour la rédemption.
Malgré la lumière en pleine figure, il somnole dans cette position enfantine. Lui, un mètre quatre-vingt-dix, et presque quatre-vingt-dix kilos.
Un peu moins maintenant…
Les vagues roulent tranquillement sur la plage. En cette fin d’après-midi, Claude Dehaene pousse le fauteuil de sa femme Blandine le long de la digue. Il l’a couverte d’un gros gilet blanc et d’une écharpe bleue en mohair, assortie à la couleur de ses yeux cachés derrière des lunettes de soleil. Un bouquet de tulipes, acheté en route, repose sur ses genoux.
Claude discute avec Francis Bapaume, l’ergothérapeute, un grand bonhomme, dans tous les sens du terme. Au fil des années, les deux hommes ont établi une relation qui va bien au-delà du cadre médical du centre héliomarin, où Blandine passe désormais la majeure partie de son temps.
— … Il faudra que j’en parle avec le professeur Goussaint, résume Bapaume. Mais a priori , je ne vois pas d’inconvénient à ce que vous veniez la chercher plutôt le vendredi matin. Malgré son handicap, Blandine est une femme épanouie, et passer davantage de temps à vos côtés ne peut lui faire que du bien.
Claude contourne un petit tas de morceaux de verre sur le sol et caresse la chevelure de sa femme. Sur la plage, des gens courent ou promènent leur chien. Claude vérifie une énième fois que les lunettes fumées de Blandine sont bien en place. Le soleil cogne encore, même si des nuages arrivent par l’est.
— Je le constate chaque fois qu’elle est avec moi, à la ferme. Une espèce d’énergie intérieure qui irradie de son visage. J’ai appris à la reconnaître à travers les années, vous savez ? Je n’ai jamais réellement cru à la communication par l’esprit, toutes ces bêtises, mais je crois en la puissance de l’amour. Aujourd’hui, encore plus qu’avant.
Francis Bapaume acquiesce avec un sourire, puis s’arrête et pose les deux mains sur le muret de béton qui les sépare de la plage. La mer s’étire loin sur l’horizon, en un disque infini de pureté.
— Vous avez raison d’y croire. Parce que je suis persuadé qu’aujourd’hui Blandine aussi y croit. Et que si elle n’arrive pas à communiquer avec ses paupières, elle le fait avec son cœur. Elle est plus vivante que n’importe lequel d’entre nous.
Bapaume tourne Blandine en direction de la mer.
— Je suis médecin, Claude, et mieux placé que quiconque pour constater que le corps n’est qu’un assemblage de matière organique, de tripes, d’os. Quand une personne meurt, c’est parce que son cerveau s’arrête de fonctionner. C’est purement biologique, chimique, il n’y a pas d’histoire d’âme, là-dedans.
Claude lui adresse un sourire amical que le spécialiste connaît bien.
— Attention, vous parlez à un catholique.
— Et vous, à un médecin. Ce que je sais, par contre, c’est que tant que nous sommes vivants, notre cerveau possède cette formidable faculté de s’adapter et de compenser le handicap par des mécanismes qui, aujourd’hui, échappent à toute explication scientifique. Des IRM démontrent, chez certains LIS, des zones d’activité cérébrale qu’on ne voit chez aucun autre sujet, et dont on ignore encore la signification. Télépathie ? Exacerbation des fonctionnalités sensorielles ? Manifestations inconscientes ? Allez savoir quels trésors recèlent ces « zones mortes ». Blandine est un être à part entière, elle continue à s’épanouir parce que nous vivons à ses côtés et lui accordons de l’attention. Voilà le plus important.
— Chaque fois que je regarde la mer, si calme, je pense à Blandine, à sa tranquillité d’esprit, soupire Claude. Nous, nous ne sommes que tempête…
Il finit par regarder sa montre.
— Je crois qu’il faut qu’on y aille. Le temps de retourner à la fourgonnette et de rentrer.
— C’est bien ce que vous faites, Claude. Après tant d’années, c’est bien.
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