— Depuis quand tu te soignes ?
— Un an… J’ai commencé à consulter quelques semaines avant mon départ de la ferme.
Fred se lève, surpris.
— Tu étais encore à la ferme d’Arras quand tu as commencé ta psychothérapie ? Et… C’est toi qui as choisi ton psy ?
— Non, mon père. Il était certainement plus à même que moi de le faire.
Fred claque du poing sur la table.
— Ton père, évidemment… Mince, attends deux secondes.
Il disparaît à l’étage, revient avec une carte du Nord-Pas-de-Calais, pousse l’assiette d’Alice sur le côté, et la déplie sur la table.
— Tu te rendais aux séances par toi-même ?
— Bien sûr. Mon père avait retapé une vieille voiture, pour que je puisse aller à mes rendez-vous.
— Et pourquoi lui ? Pourquoi le docteur Graham ?
— Je… Je n’en sais rien ! Mon père m’a dit d’aller voir ce psychiatre-là, que veux-tu que je te dise de plus ? Pour moi, j’allais enfin voir un spécialiste, j’allais guérir, et c’était le plus important. Pourquoi tu poses des questions pareilles ?
Fred pointe la ville d’Arras, et fait glisser lentement son doigt le long des routes.
— Pourquoi ? Parce que depuis Arras, tu dois remonter sur Lille, puis sortir après Hazebrouck, il y a presque cent bornes. Ensuite, tu dois encore parcourir trente kilomètres de routes pourries pour arriver à Bray-Dunes ! Cent trente bornes, pour une fille qu’il ne laissait jamais sortir de chez elle…
Fred écarte les mains, incrédule.
— Mais bon Dieu, Alice ! Tu ne te rends pas compte ? Cent trente bornes pour aller voir un psychiatre dans un cabinet paumé, alors qu’on en trouve à tous les coins de rue !
Alice regarde attentivement la carte, troublée.
— Je ne me suis jamais réellement posé la question.
— Normal, tu étais tellement prise dans un moule que ton père aurait sans doute pu te faire boire toute la mer du Nord. Tu parlais de manipulation, de tromperie à ton égard, eh bien, j’ai le sentiment que nous sommes encore en plein dedans. Une sorte de manipulation de ta vie.
Alice sent ses joues qui s’empourprent.
— Je ne sais pas quoi te répondre, Fred. Je… Je suis un peu perdue.
— Eh bien, moi, je vais t’aider. Pour ton père, il fallait que ce soit ce psychiatre-là qui te prenne en charge. Luc Graham, et personne d’autre. Ton paternel t’a laissée quitter la ferme, mais son emprise règne toujours sur toi.
Alice a l’impression d’un nouveau coup de massue.
— Mais… Mais pourquoi ?
Fred hausse les épaules.
— Je n’en sais rien. Ce psy, tu le connais bien ?
— C’est mon psychiatre, c’est tout. Je ne sais rien d’autre de lui.
Fred passe une main sous son menton et réfléchit.
— Et si c’était un psy raté ? Un type dont ton père savait qu’il ne te guérirait jamais ?
Alice secoue fermement la tête.
— Non, je t’interdis de dire une chose pareille. C’est un excellent psychiatre.
— Comment tu le sais, puisque tu n’en as jamais vu d’autres ?
— Je le sens, c’est tout.
— Ah, tu le sens… D’accord. Dis-moi juste si après un an de thérapie, tu as l’impression d’avoir progressé.
Il touche juste, chaque fois.
— Non. C’est… même pire qu’avant. Les trous noirs, les cauchemars, Birdy. C’est presque tous les jours désormais. Mais le docteur dit que…
— Arrête de croire ce que te dit ce docteur. Ton père, il ne voulait pas que tu guérisses, tout simplement. Alors, il t’a mise chez un naze.
Fred tend le bras pour prendre la main d’Alice.
— Je vais t’aider. Ensemble, on va…
La manche de son pull s’est soulevée, Alice a remarqué la cicatrice sur son poignet. Délicatement, elle approche ses doigts et relève la manche.
— Qu’est-ce que c’est ? On dirait des… des morsures.
Fred retire rapidement son bras. Il se rétracte comme une feuille de papier qu’on brûle.
— Non, ce n’est rien.
— Je m’ouvre à toi et c’est extrêmement difficile pour moi. Fais-en autant.
Fred garde le silence, puis, avec émotion, remonte sa manche. D’anciennes marques de morsures lui entaillent la chair de part en part. Des dizaines de cicatrices. Ses yeux se troublent, il se recule sur sa chaise.
— On en est aux confidences, hein ?
— Je t’écoute.
Fred dévoile une facette de son personnage qu’Alice n’a jamais vue : la tristesse. Pour la première fois, il n’est plus cet être débordant d’énergie, mais un homme chétif, au regard vacillant.
— J’étais employé dans une crèche, il y a dix ans, dans l’est de la France. J’ai toujours adoré les enfants, leurs sourires, la joie qu’ils dégageaient, ça me rappelait certains bons moments de ma jeunesse, quand tout allait bien.
— Quand tout allait bien ?
— Avant que mon père commence à boire et à me cogner. En 1997, j’ai été, ainsi que tout le personnel de la crèche, soit quatre personnes, accusé à tort d’agressions sexuelles par certains enfants. Un véritable mini-Outreau, mais beaucoup moins médiatisé.
Il baisse le front, un frisson semble le traverser. Il croise les bras et frotte ses épaules.
— Après une courte instruction, certainement la plus courte instruction de tous les temps, le juge, Armand Madelin, nous a tous fait mettre en taule, sans prendre la peine de vérifier les faits, d’interroger les enfants, de faire appel à des pédopsychiatres. Pour lui, pour les familles qui gueulaient, nous étions coupables. J’avais à peine dix-neuf ans, et je suis resté plus de deux ans en prison, Alice, deux ans pendant lesquels on m’a fait tout subir là-bas. Morsures, humiliations, viols. Cette peau fripée de mes mains… C’est parce qu’on les a plongées dans l’eau bouillante. Pour plus que je touche aux gamins… On… On me traitait de pédé, de pédophile. Faut pas être trop efféminé quand tu vas en taule, sinon, on te le fait payer.
Il se sert un autre verre, quelques gouttes de genièvre s’écrasent sur la table comme des larmes.
— Tout cela, alors que nous étions innocents, qu’aucune, absolument aucune accusation n’était fondée ! Ma vie a été détruite, véritablement, rachetée à coups d’indemnités ridicules. J’ai dû déménager et venir me réfugier ici, chez un ami à Calais, pour trouver un malheureux job d’homme de ménage dans un hôpital, et compenser mes années volées en aidant les autres. Je suis identique à ces réfugiés, j’ai tout perdu. Et personne n’a jamais parlé de ce scandale. Ni la presse, ni la télé. Nous n’existions plus. Et nous n’existons toujours pas. C’est pour cette raison que je me retrouve ici, au milieu de nulle part, à essayer de sauver des gens qui n’existent pas non plus. Les fantômes ne peuvent aider que les fantômes. Et je crois que je peux t’aider.
Alice sent ses muscles se contracter, elle a froid.
— Je suis désolée, Fred. Je… Je viens t’accabler avec tous mes problèmes. J’ai parfois tendance à oublier que les autres peuvent aussi avoir les leurs.
Fred se lève, se rapproche d’elle, avance un doigt vers ses lèvres.
— C’est du passé, d’accord ? Il ne reste que ces fichues morsures, mais elles font partie du paysage aujourd’hui et au moins, ce sont des blessures physiques, et non pas morales comme les tiennes. Tu sais que tu es l’une des rares personnes à connaître mon histoire ?
— On est comme un couple d’oiseaux aux ailes brisées, hein ?
Leurs yeux se croisent, timidement.
— Mes ailes sont déjà brisées depuis longtemps, mais les tiennes, Alice… On peut encore les panser, ressouder les os. Tu vas me laisser t’aider, hein ? Je t’en prie, j’ai besoin de ça.
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