Un jour ou l’autre…
Luc baisse sa torche. Avancer dans un grenier, c’est remonter le fil de l’existence. N’importe qui peut y lire l’histoire d’une famille.
Ses pieds butent aussi dans des bouteilles vides. Après le drame, il picolait même ici, au grenier. Whisky, vodka, tout y passait. Il en reste même une de gin, à moitié pleine.
Luc reprend sa pénible progression vers les caisses, coincées sous deux grosses poutres. Il regarde devant lui, évitant le côté gauche, parce qu’il se souvient de la présence des jouets. Des sacs et des sacs remplis de poupées, de déguisements de carnaval, de voitures Majorette, de Power Rangers et de Big Jim… À mesure qu’il s’enfonce, les têtes se tournent vers lui, les prunelles de plastique se révèlent, les index le désignent et les bouches se mettent à crier. Luc suffoque, il se plie en deux. Le temps s’arrête, uniquement pour lui laisser le loisir de souffrir.
Quand revient la lumière, quand ses semelles touchent le sol du couloir de l’étage, Luc ignore combien de temps il a passé là-haut, mais les aiguilles de l’horloge ont tourné. Une heure du matin.
À l’aide du crochet, il rabat la trappe dans un claquement sec.
Luc serre entre les bras un lourd carton, et quatre autres reposent à ses pieds.
Les récipients de ses obsessions et de ses cauchemars. Des journaux, dont les pages ne parlent que d’accidents routiers.
Il redescend dans le salon.
Pour la première fois depuis presque quatre ans, il ingurgite un verre de gin, si vite que le liquide coule sur son menton. Il faut au moins cette dynamite pour affronter le contenu des cartons.
Année 2005, au hasard. Il attrape une épaisse pile de journaux de diverses régions — Auvergne, Franche-Comté, Pays de la Loire… — , de formats et de mises en page différents.
Luc se sent prêt pour sa recherche. Il inspire et attaque sa fouille fastidieuse. Il ignore quand, où… Mais il sait que le catatonique se replie quelque part, dans ces milliers de feuilles. Rapidement, il regroupe certaines éditions de La Voix du Nord de 2005, vingt-deux au total.
Il mouille le bout de ses doigts avec la langue et se met à les feuilleter. Ville d’Hesdin, janvier 2005. À la une, la photo d’une voiture, pliée aussi facilement que du papier crépon. Le titre, dévastateur : « Quatre jeunes tués sur la nationale meurtrière ». Un long article, en première page, avec de nombreux témoignages. On y parle d’alcool, de vitesse, d’imprudence. Luc referme le journal et le place derrière lui. Négatif.
Le docteur accélère ses recherches. Des titres, des photos. « Accidents, inculpation, carnage, carambolage, autoroute, route, communale, tué, mort, jugement, prison… » Encore, toujours, des accidents routiers. Quel que soit le journal. Quelle que soit la date.
Rien dans les éditions de La Voix du Nord de 2005, ni dans celles des autres années. Chaque fois, en noir et blanc ou en couleur, des visages de témoins, de responsables, d’accidentés, mais pas le visage du patient A11. Luc se frotte les paupières. Se serait-il trompé ? N’a-t-il jamais vu le catatonique ? Non. S’il est remonté dans le grenier, s’il ose braver ses cauchemars, c’est qu’il y a une raison, c’est que, quelque part au fond de lui-même, son cerveau l’a reconnu.
Doigts humides, froissement de papier. Des cartons se vident, des villes, des mois, des années défilent. Rien toujours rien.
Quand, soudain…
Journal Ouest-France , édition du 8 mai 2004.
Emballement du rythme cardiaque. Tempes bouillonnantes. Tiraillements oculaires.
Luc oriente plus encore la double page vers l’ampoule. Une photo. Un homme, légèrement de trois quarts par rapport à l’objectif. Les yeux. La bouche. C’est lui. Luc mettrait sa main à couper que l’individu sur la photo et celui de la chambre A11 ne font qu’un.
Il respire un grand coup et commence à lire l’ignoble article…
Un titre : « Le gendarme chauffard mis en examen mais libre ».
Puis le texte lui-même :
Le gendarme qui conduisait un véhicule ayant renversé et tué une fillette de douze ans, Amélie, lundi dernier à Nantes, a été mis en examen pour homicide involontaire aggravé puis remis en liberté sous contrôle judiciaire par le juge.
Le parquet avait requis le placement sous mandat de dépôt du gendarme, en soulignant « l’étendue du drame » et le fait que la nature de l’intervention sur laquelle il se déplaçait ne « rendait pas nécessaire de prendre des risques au préjudice des citoyens ».
La réquisition du parquet n’a pourtant pas été suivie.
Le gendarme a été mis en examen pour homicide involontaire aggravé. Le procureur avait cité deux circonstances aggravantes : « vitesse excessive et omission de marquer l’arrêt à un feu rouge ». L’inculpé risque une peine maximale de sept ans d’emprisonnement.
Luc peine à trouver sa salive, il a l’impression d’avaler des graviers à chaque déglutition. Il lit, relit, feuillette, ne déniche nulle part le nom du gendarme. Parmi les piles de journaux, il regroupe les éditions de Ouest-France de 2004. Il en tient une, puis une autre, et une autre encore. Des dates qui coïncident à peu près pour suivre l’évolution de l’affaire.
L’édition du 4 mai, quatre jours plus tôt, le foudroie. Page trois. Un vélo broyé, sur le sol. La roue, qui semble encore tourner. Une voiture de flics, juste derrière. Des badauds. Pas de traces du gendarme, pas d’identité. Objectifs braqués sur la gamine. Ses passions, sa scolarité, sa jeunesse envolée. Volonté morbide des journalistes de remuer les ténèbres. Le sensationnel, ils aiment, Luc le sait mieux que quiconque.
Il se masse les tempes, se concentre sur sa tâche. Il saisit d’autres éditions, trouve le début, la suite, la fin du procès du gendarme catatonique. Toujours pas d’identité, toujours des : « Le gendarme mis en examen pour… »
Dernier journal de la série. Dernier article. Le verdict est tombé.
Relaxe.
Les parents de la gamine hurlent au scandale. On ne les entendra pas.
Dans l’alignement de son regard, une identité, enfin.
Pas celle du catatonique. Mais celle du père de la petite victime. Paul Blanchard. Un directeur de supermarché, qui habite un bled près de Nantes.
Blanchard, bon Dieu. Le nom révélé par Julie devant son plat de spaghettis. Les seules paroles prononcées par le catatonique…
Luc se précipite sur son ordinateur, ouvre un navigateur Internet, fouille dans les pages jaunes, blanches, trouve l’adresse de Blanchard, mais pas son numéro de téléphone. Il n’a sans doute pas de ligne fixe.
— Merde !
Luc n’a pas le choix. Il doit absolument s’assurer qu’il se trompe.
Car ce à quoi il pense est inimaginable.
Six cents bornes pour rejoindre Nantes. Six cents bornes pour décider s’il devra, ou pas, commettre les pires actes criminels. Abandonner un patient. Et en tuer un autre.
Tandis qu’il sort et disparaît dans la nuit, Dorothée, qui, à l’extérieur, était postée depuis un moment derrière une fenêtre à l’observer, se glisse vers l’arrière de la maison et tire la baie vitrée. On entre chez Luc comme dans un moulin.
« Qu’est-ce que tu caches, docteur Luc Graham ? se demande-t-elle. Qu’est-ce que tu mijotes en pleine nuit ? »
Trempée, elle s’approche des cartons. Elle se penche et soulève le journal relatant l’accident du gendarme. Un titre, une ville, des noms soulignés… Paul et Laurence Blanchard. La photo d’un type qui sourit, en sortant d’un tribunal. Elle ne le connaît pas.
La jeune femme fourre le nez dans les autres cartons. Encore des accidents.
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