— Ils ne me font pas peur, je les déteste. À cause d’eux, j’ai failli tuer Don Diego. Mais chut…
— Pourquoi chut ?
— Chut… Tout ça, c’est mes secrets, à moi et pap-euh .
— Et tes secrets, tu ne veux pas me les raconter ?
Elle se tait, joue avec les plis de son chemisier humide.
— T’as une Chupa ?
— Quoi ?
— Ouais, une Chupa au caramel.
— Euh… Non.
Alice lui lâche une mauvaise grimace.
— C’est que t’es pas mon copain. Et maintenant, je te parle plus. Ramène-moi.
Fred soupire. Il s’arrête à une station-service, cadenasse les portes, fait le plein, part payer. Alice redresse le menton, ôte lentement les mains de son visage. Une grande marée semble se retirer à l’intérieur de son crâne. Le calme de l’habitacle paraît la rassurer. Elle se frotte les paupières, tourne la tête à gauche, à droite, sursaute quand la portière s’ouvre. Sa première réaction est de se plaquer contre la tôle, prête à fuir.
— Fred ?
Le jeune homme au bandana s’assied et la fixe. Elle a retrouvé sa voix normale et une stature plus droite. Ses lunettes penchent légèrement sur son nez.
— Ça va mieux ?
— Qu’est-ce que je fiche ici ? Que…
Elle regarde sa montre cassée.
— Fred, bon sang…
— Un trou noir ?
Alice hoche la tête.
— Le jardin de la ferme… Je venais de finir de… creuser, je…
— Creuser ? Pour quoi faire ?
— Il faut qu’on aille à la maison ! Je dois voir mon père, je dois…
Elle ouvre la portière, sort et se met à courir. Fred la rattrape au niveau d’une zone de pique-nique.
— Alice ! Mais où tu comptes aller comme ça ?
— Je te l’ai dit, je…
Fred lui serre les poignets, elle se débat et crie. Il la relâche et fait un pas en arrière.
— Alice, je… je ne sais pas comment t’aider.
Alice va, vient, elle halète.
— Je dois aller chez mon père. Comprendre ce qu’il se passe.
— Mais un type vient d’essayer de te tuer, au cas où tu l’ignorerais !
— Quoi ?
— Merde, t’as oublié ça aussi…
Fred regarde Alice comme un petit animal en détresse. Certains réfugiés arrivent en crise, à bout de forces, à Calais, et Alice leur ressemble en tous points.
— Un homme, un bon mètre quatre-vingts, cheveux un peu grisonnants, yeux bleus. Il possède un 4x4 bleu, j’ai l’immatriculation si tu veux. Je lui ai mis un bon coup de pelle dans le nez.
Fred lui tend un papier, Alice le lui arrache des mains.
— Un 4x4 bleu ? Mais… C’est la voiture du docteur Graham !
— Qui ça ?
— Le docteur Graham ! Mon psychiatre ! Il n’a pas essayé de me tuer, qu’est-ce que tu racontes ? Tu l’as frappé ?
Fred grimace.
— Il te poursuivait. Que voulais-tu que je fasse ?
— On doit retourner là-bas. C’est important. Allons-y !
Fred s’écrase les tempes.
— Mais… Tu t’entends parler ? Je te signale qu’il y a quelques minutes, tu faisais tout pour t’enfuir !
— Tout cela n’a aucun sens. Le docteur Graham me suit depuis longtemps, il veut m’aider. Tu lui as mis un coup de pelle ! Je… Je dois lui parler, puis parler à mon père aussi. Ma sœur… Ma sœur est vivante. Sa tombe est vide.
Alice secoue la tête.
— C’est ignoble, Fred. Me faire croire que ma sœur était morte. Je n’imagine même plus Dorothée vivante. Dix ans… C’est au-delà de mes forces.
Fred se dirige vers son véhicule sans se retourner. Alice, perdue, le double et lui bloque le passage.
— Tu t’en vas ?
Fred soupire avant de répondre :
— Viens avec moi… On va récupérer ta voiture vite fait, et je te raccompagne chez toi. Tu as besoin de te reposer.
Fred monte dans sa camionnette, Alice s’installe du côté passager, réajuste ses lunettes. Elle tremble sous ses vêtements, songe à tous les événements de ces derniers jours. Fred regarde dans son rétroviseur et démarre.
— Je crois que je vais être largement en retard pour la distribution du repas du soir.
— C’est ma faute…
— Ne t’inquiète pas. Demain, on fera ce que tu veux et on essaiera d’éclaircir ce micmac. Dissocier le vrai du faux. Alice, je… je dois te dire un truc.
— Quoi ?
— Il y a quelques minutes, avant que… que tu sortes de ton trou noir, tu… C’était très bizarre, tu te comportais comme un gosse. Dans la voix, ta manière de te déplacer. Tu disais « pap-euh, mam-euh », comme un gamin un peu en retard intellectuellement. Tu m’as assuré avoir huit ans. Tu as dit que tu t’appelais Nicolas.
Alice fixe la route devant elle. Si seulement elle pouvait fuir, s’enfermer quelque part, seule.
— Tu dis n’importe quoi.
— Je crois que, comme lorsque tu as fui ma camionnette, hier, tu étais redevenue la gamine de jadis, avec les mêmes réflexes, la même maladresse, les mêmes peurs. Pourquoi un garçon du nom de Nicolas, j’en sais rien. Mais je crois que ces trous noirs apparaissent chaque fois que tu redeviens ce petit garçon. Ce petit garçon effrayé par les punitions de son père, par tout ce qui l’entoure.
Alice ne trouve aucune parade, elle s’est toujours fuie elle-même, à la ferme, et aujourd’hui encore. Se cacher, se réfugier sous son lit, c’est si simple.
— Je ne veux plus continuer à ignorer la vérité. Je veux aller au bout du chemin, cette fois. Comprendre le rôle de mon père là-dedans. Et comprendre de quoi je souffre, exactement.
— On est d’accord. Tu vas te reposer une bonne nuit, et demain, tu viens chez moi pour qu’à deux, on essaie de piger comment tu peux vivre avec un truc pareil dans le crâne.
Julie s’arrête sur une aire d’autoroute, afin de mettre de l’essence. Le plein à 23 heures, une femme seule, en robe de soirée, avec une pauvre bagnole… Cool. Elle a déjà vu mieux.
Elle se gare ensuite sur le parking, sort et s’allume une cigarette, appuyée contre le capot. Ras le bol des chewing-gums. Et puis, quitte à reprendre, autant le faire maintenant. Un simple geste, une petite flamme au bout d’un filet de gaz, et la voilà qui rejoint les millions de fumeurs. Finira-t-elle aussi par rejoindre le bon million de Français qui transitent par les secteurs de psychiatrie générale chaque année ? Possible, oui, si tout continue à partir en vrille ainsi.
Elle sourit devant le slogan de son paquet. « Fumer tue ». Oui, peut-être. Mais pas autant que l’amour. Elle s’est encore bien plantée, ce soir. Elle a déjà vu des animaux blessés, mais pas autant que Luc Graham. Ses patients le hantent, son passé le fait saigner. Écartelé dans une souffrance intérieure, pernicieuse.
Julie reste là, seule, avec toutes ses questions. La nuit s’annonce plutôt… blanche.
Elle se décide enfin à rallumer son portable, qu’elle avait éteint à l’arrivée de Luc. Il a peut-être appelé, sait-on jamais.
Un message… Son cœur se serre.
« Julie, c’est Martin à l’appareil. Martin Plumois… Euh, rappelle-moi quand tu veux. J’ai le résultat des analyses pour la couverture trouvée sur ton patient. C’est assez étonnant… À bientôt… »
Elle regarde sa montre. Presque minuit. Il a dit « quand tu veux ». Elle compose son numéro de téléphone en tirant une longue, longue taffe pleine de sensations. La cigarette retrouve soudain son bon goût de tabac brûlant au fond de sa gorge. Quatre mille produits chimiques, dont la plupart viennent se fixer aux globules rouges de son sang pour lui saboter l’intérieur. Mais ce que c’est bon !
On décroche.
— Martin ? C’est Julie à l’appareil. Je te dérange ?
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