Luc considère à nouveau le X. Si Claude flottait dessous, alors peut-être que…
Il lève lentement son faisceau vers le sommet des linteaux et remarque alors un vivarium, posé sur la poutre transversale. À plusieurs mètres de hauteur.
Alice a peur du vide… Et jamais elle n’oserait aller là-haut, Claude Dehaene le sait.
Rapidement, Luc adosse une échelle contre le X et se hisse jusqu’au cube de verre. Son front goutte, la transpiration coule jusque dans le bas de son dos. Les vitres du vivarium sont noires de poussière. Luc plonge avec dégoût les doigts sous des épaisseurs de vieux coton crasseux. Ça crisse alors sous ses ongles. Du plastique. Une pochette qu’il récupère. Plissant les yeux, il se rend compte qu’elle contient des notes manuscrites. Une date, un titre… Un autre reportage.
Il dévale de son perchoir et plante le rayon de sa lampe sur la pochette. Il en sort les feuillets.
Sous ses yeux, le papier s’intitule « Le calvaire des Indiennes du Pérou ».
La gorge serrée, il se met à lire. Il découvre alors l’inavouable. C’est pire, dix fois pire que ce qu’il pouvait imaginer.
Dégoûté, il tourne les feuillets, poursuit sa lecture.
Seigneur Dieu.
Soudain, il lui semble percevoir un ronflement sourd, amené par le vent. Comme… le bruit d’un moteur.
Paniqué, il remonte jusqu’au vivarium, dans lequel il balance l’article. Pas le temps de tout remettre en place. Il dévale l’échelle, la jette dans son coin et sort de la grange.
Une voiture, plein phares, semble arrêtée au bout du chemin, à trois ou quatre cents mètres de la ferme.
Le vent mugit. Luc remonte son col et fonce vers la maison. Il tente de pousser la porte, elle est ouverte. Il pénètre à l’intérieur.
— Alice ? C’est Luc Graham, votre docteur. Vous devez venir, immédiatement.
Il perçoit alors des petits rires, provenant de l’étage. Des rires d’enfant.
Il retourne dehors. La voiture n’a toujours pas bougé. Peut-être juste des jeunes venus picoler ? Il se décide à rentrer.
Les lumières sont toutes éteintes. Il emprunte l’escalier — la dixième marche émet son long couinement — et se dirige sur la gauche. L’étage est vaste. Trois grandes chambres, deux d’enfants et l’ancienne des parents. Ancienne, parce que tout le rez-de-chaussée de la demeure est désormais aménagé pour Blandine Dehaene. Salle de bains, chambre, larges couloirs. Luc est persuadé que, malgré sa méchanceté, Claude Dehaene a toujours aimé sa femme.
Le docteur se positionne devant l’une des portes fermées. Le rire vient de là. Ses lèvres se pincent, il entre avec prudence et allume la lumière. À travers les récits d’Alice, il connaît cette pièce : les dessins accrochés aux murs, le cimetière avec ses croix renversées. L’intérieur du petit monde d’Alice . Des dessins qui nécessiteraient de faire débarquer ici des bus entiers de psychiatres.
Les petits rires proviennent de sous le lit. Luc se baisse. Alice joue avec ses bonshommes de pâte à modeler. Elle lui adresse un sourire, il le lui rend et lui fait des petits signes de la main.
— Tu viens me rejoindre ? Vite.
Alice secoue la tête.
— Il pleut encore. Je reste ici avec Alain et Jeremy. On s’amuse bien tous les trois, tu sais ?
— Allez, viens. S’il te plaît. On doit sortir d’ici.
Alice se cramponne aux lattes, la pâte à modeler glisse entre ses doigts. Ses cheveux tombent devant ses lunettes fortement rabaissées sur son nez.
— Non ! Non, non, non !
Luc se redresse, pousse le matelas sur le côté, soulève le sommier et le balance en arrière. La jeune femme serre ses bonshommes contre son cœur.
— Non ! Pap-euh va encore me punir, il aime pas quand je sors de ma chambre sans lui demander.
— Sois coopérative, s’il te plaît. C’est moi, Luc Graham. Tu me reconnais ? On a déjà discuté, tous les deux.
Luc détourne le regard une seconde. Il se précipite vers la fenêtre. La voiture s’est remise en marche. Les phares se rapprochent.
Soudain, un claquement de porte. Il se retourne. Alice a disparu. Elle dévale déjà les marches. Luc la poursuit. La jeune femme halète, sort sous la pluie. Elle fonce vers l’étable, bifurque, se glisse maladroitement derrière un tas de foin. Luc court à sa suite. Il repère alors la grosse camionnette garée derrière sa voiture. Pas le temps de réagir, une plaque d’acier lui percute le nez.
Il s’effondre en hurlant.
Pelle à la main, Fred se précipite vers l’étable. Son bandana noir et blanc, ses mitaines en cuir, ses vêtements ruissellent. Chacune de ses expirations dégage un nuage de condensation. Il repère immédiatement Alice, accroupie, les mains en écran devant ses yeux, se croyant cachée, de façon totalement illusoire vu la taille ridicule du ballot de paille.
— Suis-moi !
Alice le considère d’un regard méfiant.
— Nan ! Je reste-euh ici ! Et t’es qui, d’ailleurs ?
Fred incline la tête. Cette petite voix nasillarde, comme celle… d’un enfant. Pas le temps de se poser des questions. Il attrape Alice par le bras et la tire jusqu’à sa camionnette. La jeune femme proteste, elle lutte, se braque, tente de le mordre.
— Laisse-moi ici ! Pap-euh va te botter les fesses ! Ou te faire éplucher des patates jusqu’à ce que tu te ramasses plein d’ampoules !
Fred la pousse dans l’habitacle. À bout de souffle, le jeune homme au bandana enclenche la marche arrière et disparaît dans des gerbes de boue.
Le retour vers Bray-Dunes est pénible. Luc se frotte le nez du mieux qu’il peut avec des mouchoirs en papier et parvient, après une demi-heure de route, à stopper les saignements. Dieu merci, il ne semble pas brisé, mais un gros hématome, qui noircit déjà, gagne la partie gauche de son visage.
Qui était ce type, qui paraissait si proche d’Alice ? Un petit ami ? Pourquoi ne lui en a-t-elle jamais parlé ?
Luc pense à Alice, réfugiée sous son lit. Sa voix aiguë, sa crainte.
Alice n’était plus Alice.
Mais Nicolas. Un enfant de huit ans.
Il s’allume une clope, des morceaux de mouchoirs plein les narines. Il se souvient, la première fois où il a rencontré la personnalité de Nicolas au cours de la thérapie… Presque par hasard. C’était aussi un soir d’orage, dans son cabinet. Dès qu’il avait commencé à pleuvoir, un être fragile, caché dans le subconscient de son hôte, était apparu. Nicolas… Celui qui prenait la place d’Alice, chaque fois qu’arrivait un trou noir. Nicolas qui surgissait chaque fois qu’allait arriver le pire pour Alice. Afin de la protéger… Le parfait dédoublement de personnalité.
Luc cherche une cassette dans la boîte à gants, et la glisse dans le dictaphone. Il veut se souvenir.
La voix d’Alice…
— Parlez-moi de ce qu’il s’est passé dans la grange, ce jour-là, Alice…
— Papa était à côté de moi, il me serrait fort la main.
— Vous aviez quel âge ?
— Huit ans. J’avais peur. Le vent faisait craquer les poutres, il y avait de grosses toiles d’araignée. Papa, il m’avait promis que j’allais pouvoir faire du vélo.
— Vous n’en aviez jamais fait ?
— Non, jamais… Papa avait trop peur que je me blesse.
— Continuez…
— J’ai entendu mon chien aboyer. La grange n’était pas vraiment éclairée. J’ai appelé, « Don Diego ? » et il m’a répondu. Il était là, quelque part, dans le noir… Papa, il s’est mis devant moi, et il s’est agenouillé. Il m’a dit que j’étais intelligente, il m’a posé des questions, j’ai bien répondu. Alors, il m’a dit que j’allais faire du vélo… Mais avant, avant, je… je devais lui dire si, malgré ses interdictions, j’avais joué à chat perché dans la cour de récréation, dans l’après-midi.
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