En fait, c’est pour Alice que je suis la plus triste, depuis l’arrivée de Mirabelle. Elle n’a pas l’air de prendre la chose très bien, elle se plaint de plus en plus d’oublier les choses mais elle ne dit rien, surtout pas à papa. À moi, elle le dit. Je sais que Mirabelle la perturbe encore plus, que ce n’est pas pour l’arranger. Pourtant, Alice devrait être heureuse de moins dormir dans la chambre de papa, d’avoir enfin sa chambre. Mais non. Va comprendre Alice, cher journal. Je me dis parfois qu’elle est vraiment très bête.
De plus en plus, papa, j’ai envie qu’on lui fasse mal pour la façon dont il me traite, qu’on le punisse. C’est pour ça aussi que je déteste Mirabelle, parce qu’elle rigole avec lui. Quant à Alice, elle ne dit jamais rien, elle obéit, c’est tout. Une bonne petite esclave. Excuse — moi d’avoir ces mauvaises pensées, je n’y peux rien, elles sont en moi…
Ah, autre chose. Je déteste aussi Dieu pour ce qu’il a fait à maman, mais ça, tu le gardes pour toi, hein ? Parce que si papa apprenait ça, il me tordrait le cou comme aux lapins.
Alice ouvre lentement les yeux. Malgré le flou, elle reconnaît sa chambre, son lit, ses meubles. Fred est penché au-dessus d’elle, il lui tend ses lunettes.
— Ça va mieux ?
La jeune femme se redresse, encore un peu groggy. Elle regarde l’heure. 18 h 40.
— Qu’est-ce… Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Samson, les réfugiés, les lacrymos, tu te rappelles ?
Alice acquiesce timidement. Fred s’assied sur le bord du matelas.
— Tu t’es sauvée de ma camionnette, comme ça, à un feu rouge. Il était quoi ? 15 heures ? Je me suis inquiété. J’avais ton numéro de téléphone, j’ai pu retrouver ton adresse en fouinant un peu. Ta porte n’était pas fermée à clé. Et me voici…
Les ultimes souvenirs avant le trou noir reviennent, comme des coups de fouet. Elle revoit la place enfumée par les CRS, les cris.
— La photo ! Où est la photo de Samson ?
Fred désigne du menton la table de nuit.
— C’est ta sœur jumelle, hein ?
Alice s’empare du cliché, les lèvres pincées.
— Oui, ma sœur jumelle…
Fred passe ses deux mains sur son visage, dans un soupir.
— Alors, pourquoi tu m’as dit que tu n’en avais pas, quand je t’ai demandé ?
Alice peine à répondre.
— Parce que Dorothée est morte, il y a dix ans.
Un silence froid les enveloppe. Fred pointe le cliché de son index.
— Ce n’est pourtant pas une morte, sur cette photo. Et 2007, c’est cette année.
Alice enfile ses chaussures en quatrième vitesse.
— Tout ça, c’est de la folie. Je dois en avoir le cœur net.
— Où tu vas ?
— Chez mon père.
Elle file dans le salon. Fred lui agrippe le poignet.
— Attends, attends. Il faut que tu m’expliques deux secondes, là. Parce que moi, je suis complètement paumé.
— T’expliquer quoi ? Qu’une morte se retrouve sur cette photo ? Je n’ai pas l’explication !
Fred lui prend les deux mains, l’incite à se calmer.
— On peut y aller progressivement, d’accord ? Il y a une explication à tout. Ta sœur est morte comment ?
Alice le fixe dans les yeux. Elle y déchiffre un mélange de peine et de compassion.
— Elle s’est fracassé le crâne contre un rocher. Elle est morte sur le coup.
La jeune femme se frotte les paupières. Les tourbillons du passé sifflent dans sa tête.
— Souvent, elle courait, depuis le haut de la colline, et elle se lançait comme une folle dans la pente, avec Don Diego. Mon père, il disait que c’était dangereux, il la punissait pour ça. Mais elle recommençait toujours parce que Dorothée, elle avait son caractère à elle et elle obéissait rarement. Elle est morte le jour de nos quinze ans. Le 29 septembre 1997.
— Tu étais là ? Tu as tout vu ?
— Non… Je… Je n’ai aucun souvenir de cette période. J’ai dû avoir un long trou noir de plusieurs jours. Quand je suis revenue à moi, Dorothée, elle était enterrée au fond du jardin. Mon père m’a dit qu’elle était décédée.
Fred se met à aller et venir, une main sur le menton. Ses yeux sont graves, pleins de tension.
— Donc, tu n’as vu ni l’accident, ni même son corps ?
Alice secoue la tête.
— Non. Mais mon père m’a montré un tas de papiers. Il y avait une autorisation d’inhumation dans le jardin, signée du préfet du Pas-de-Calais. Puis un acte de décès établi par notre médecin de famille. Au fond du jardin, il y avait… la tombe, avec le prénom de ma sœur dessus, et les dates. Comment j’aurais pu supposer un seul moment que…
Alice se blottit contre son épaule. Elle a besoin de pleurer, de se vider. Fred lui parle doucement à l’oreille.
— Tu ne pouvais rien supposer. Tu as su ce qui était arrivé, pendant ton trou noir ?
— Mon père m’a dit que j’avais eu la fièvre. Que j’avais déliré… Il a toujours dit ça, à chacun de mes trous noirs.
— C’est une véritable histoire de fous. Écoute, Alice, on doit comprendre ce qu’il s’est réellement passé.
Elle s’écarte de lui.
— C’est ce que je vais faire. Je dois aller vérifier, de mes propres yeux. Je veux savoir si ma vie n’est qu’un gigantesque mensonge.
Fred enfile son blouson. Alice lui plaque une main sur le torse.
— J’y vais seule.
— Mais…
— Je t’en prie. C’est déjà suffisamment compliqué pour moi.
Fred serre les lèvres, l’embrasse sur le front et sort avec elle sur le palier.
— D’accord. Mais fais bien attention.
— On parle boulot ou on ne parle pas boulot ?
Julie voit un gros bouquet de fleurs arriver juste sous son nez. Des roses rouges, très odorantes. Elle se retourne avec un sourire. Luc se tient debout. Il porte un costume sobre de belle coupe, une cravate à fines rayures bleues et une chemise aux boutons dorés. Julie respire l’odeur des roses.
— Elles sont magnifiques. Merci beaucoup. Mais… Pourquoi huit ?
— C’est un chiffre particulier pour moi.
Il n’ajoute rien de plus. Julie pose les fleurs sur le côté de la table.
— Pour répondre à votre question, je crois que si je vous parlais boulot maintenant, ça gâcherait notre soirée.
Julie aime la façon dont il la regarde, lorsqu’il s’installe en face d’elle. Sans sa blouse, il paraît être un autre homme. L’un de ces inconnus que l’on pourrait croiser à un cocktail chic, qui vous emmènerait dans une pièce à part pour vous parler art ou littérature.
— Désolé pour mon léger retard. Mais Bray-Dunes, c’est encore plus loin que Béthune.
Ils échangent quelques banalités, celles de deux êtres qui n’ont pas encore trouvé leurs marques. Luc commande l’apéritif.
— Une eau pétillante, pour vous ? s’étonne Julie.
— Nul n’est parfait. J’ai arrêté l’alcool depuis plusieurs années.
— J’ai eu aussi ma période bibine. Moi, par contre, c’était il n’y a pas si longtemps…
Elle s’attend qu’il rebondisse, l’encourage à poursuivre, mais il lui demande son avis sur l’endroit, sur Lille, il lui parle d’autres restaurants où l’on mange aussi bien. Une conversation superficielle. De plus en plus, Julie se sent mal à l’aise. C’est comme si Luc avait revêtu une camisole mentale pour dissimuler ses sentiments. Elle prend une large inspiration.
— Je ne sais pas si c’était une bonne idée, ce rendez-vous. Écoutez Luc, vous êtes marié et…
— Ma femme est décédée, il y a maintenant quatre ans.
La phrase est tombée, d’un bloc, comme un parpaing lâché sur le sol.
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