— …Et puis papa, il refusait que je voie un docteur spécialisé, il n’a jamais voulu.
— Pourquoi ?
— Pour lui, un psychiatre, ça traite les attardés mentaux, les débiles, ça les met dans des endroits dont on ne sort jamais. Il disait que seul Dieu doit guider, sans drogues, sans traitements abrutissants, sans qu’on prive de la liberté de penser, et gnagnagna. À force de me surprotéger, il m’a perdue.
— Il était très catholique, à ce que vous m’avez raconté. Lui est-il arrivé de ne pas prier, certains jours ?
— Non, jamais. Parfois, il priait même plusieurs fois par jour. Il priait pour moi, pour maman. Pour Dorothée, Mirabelle, tout le monde… Il aime Dieu, et il voulait que tout le monde s’aime. C’était tellement… primaire, cette façon de penser.
— Est-ce qu’il vous croyait en bonne santé ?
— Il voulait s’en convaincre, je pense. Il n’arrêtait pas de me faire apprendre des détails scientifiques, par exemple. À quelle vitesse court un lapin, la position et le nom des étoiles dans le ciel, la vitesse d’une balle de fusil, le cycle des saisons, le brassage génétique, l’informatique. Il s’abonnait à un tas de revues, me forçait à les lire. Des choses que les autres enfants n’apprenaient pas. Il s’acharnait, et était fier de moi quand je récitais. Il disait à maman : « Regarde comme notre fille est intelligente. » Mais maman, bien sûr, elle ne répondait jamais… Il me poussait à dessiner aussi, en permanence, parce que j’étais vraiment douée.
— Et Dorothée ? Était-elle obligée d’apprendre, elle aussi ?
— Non, il la laissait tranquille, il l’ignorait la plupart du temps… Elle ne savait pas dessiner, de toute façon. Par contre, elle ramenait des bonnes notes en maths et dans un tas de matières. Moi, je suis nulle en maths.
— Vous vous souvenez de vos cours de maths ?
— Non. Ni les maths, ni l’histoire…
— Vraiment aucun souvenir ?
— Absolument aucun. Je ne pourrais même pas vous citer le nom de mes professeurs.
— J’ai encore deux questions pour aujourd’hui, Alice. Pourquoi votre père vous a laissée voir un psychiatre, puisqu’il était contre ?
— Avant de venir ici, j’étais au bord du gouffre, il n’a pas eu le choix… Parce que sinon, sinon…
— Vous vous seriez fait mal ?
— Je crois, oui.
— … Et ma dernière question. Vous savez pourquoi il m’a choisi, moi, pour vous soigner ?
— Absolument pas. Sûrement parce que vous êtes un bon psychiatre. Le meilleur…
Le meilleur psychiatre… Luc stoppe le magnétophone dans un soupir. On frappe soudain à la porte.
— J’arrive !
Il déverrouille, ouvre dans un même geste. Ses yeux se creusent de surprise.
— Salut, doc… T’es tout beau, dis donc.
Face à lui, dans l’embrasure, se dresse une jeune femme. Veste grise, écharpe mauve, cheveux regroupés en chignon.
— Do… Dorothée ?
Dorothée Dehaene s’invite à l’intérieur et claque la porte d’entrée derrière elle. Elle s’allume une cigarette, enroule sa main autour de son Zippo. Dehors, le temps a changé. La pluie frappe le bitume, formant de petits cercles irréguliers.
— Tu peux pas savoir comme c’est pénible de taxer des cigarettes dans la rue, surtout quand il pleut. C’était bien plus simple au lycée. Les mecs du bahut, ils refusaient jamais, tu devines bien pourquoi. Filer une cigarette, c’était déjà avoir une main dans la culotte. T’as un coup à boire ?
— Que voulez-vous ?
Elle part s’installer dans un fauteuil, comme si elle était chez elle. Graham reste figé.
— Excusez-moi, Dorothée, mais je dois y aller, là.
Elle souffle sa fumée de cigarette par le nez, d’un air impatient.
— Bon, maintenant, les choses sérieuses. J’ai découvert un truc, dans la douche de l’appartement d’Alice. Un truc bizarre…
Luc Graham s’éloigne, regarde par la fenêtre, baisse les stores et allume un halogène.
— Quel genre de truc ?
Dorothée se relève. Devant un miroir, elle rejette une mèche brune vers l’arrière, puis fait claquer ses longs ongles vernis. Elle se retourne brusquement et écrase sa cigarette dans un cendrier à pied.
— Quel genre de truc ? Un chemisier plein de sang.
Le cœur de Luc fait un bon dans sa poitrine.
— Vous plaisantez ?
— J’ai l’air ? Mon père est au CHR de Lille, hôpital Salengro. Il sort ce soir ou demain. À ce qu’il a raconté aux médecins, il se serait fichu deux coups de couteau dans la poitrine en tentant de se suicider. Le soir même de l’expérience au CNRS.
Luc Graham marque sa stupéfaction. Il se rappelle les propos de Julie. Le type suicidaire. C’était lui, c’était Claude Dehaene.
— Mince. C’est pas vrai.
— Il est persuadé que c’est moi qui l’ai agressé. Qu’est-ce qui s’est passé, au CNRS ? Qu’est-ce que tu as fait à ma sœur ?
— Alice s’est sentie très mal après le test des stimuli, à la limite de l’évanouissement. Je n’ai pas réussi à lui parler, elle s’est renfermée. Elle a traversé le labo, est passée devant l’accueil, et s’est sauvée en voiture en me plantant sur place. J’ai essayé de la joindre pendant deux jours, sans succès. Mais la nuit dernière, elle a laissé un message sur mon répondeur, ça m’a rassuré.
Il plisse les yeux.
— À votre avis, c’est Alice qui a fait cela ?
Dorothée continue à faire claquer ses ongles.
— C’est peut-être bien Birdy. Celui que tu as fait ressortir de sa tête au CNRS. Je te l’avais dit qu’il était agressif.
Luc la fixe avec intensité.
— Je ne retrouve pas le DVD des tests, ni les photos que j’ai prises de vous, d’Alice, de mes autres patients… Après le CNRS, le soir, quelqu’un a pénétré chez moi.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Que tu me prends pour une voleuse ? Et pourquoi pas Alice, plutôt ?
— Elle ignore où j’habite. Vous, je sais que vous m’observez, que vous traînez devant chez moi, dans mon jardin, très souvent. Vous devez arrêter de me surveiller, Dorothée. Cela ne sert à rien.
La jeune femme s’approche et le fixe dans les yeux.
— Si, ça sert à savoir ce que tu trames avec ma sœur…
Luc Graham soupire.
— Tout ce que je veux, c’est la guérir.
Dorothée va, vient. Son visage exprime à présent de l’inquiétude.
— Tu sais, mon père, il ne veut pas d’ennuis avec la police, ni que des yeux étrangers entrent à l’intérieur du petit monde d’Alice . Alors, il ne dira rien. Mais quand il va sortir de l’hosto, il risque de régler des comptes. Surtout avec toi. Je crois que mon père ne t’aime pas vraiment. C’est le moins qu’on puisse dire.
Elle lui lance un regard sombre.
— Tu dois me rendre mon journal intime. J’ai peur que tout cela finisse mal, et je ne veux pas de problèmes. J’arrête tout, j’arrête de me cacher. J’en ai ras le bol.
Luc se frotte vigoureusement le front. Contrairement à Alice, Dorothée est une personnalité brûlante, à prendre avec des pincettes.
— Vous ne pouvez pas me lâcher maintenant, on doit aller au bout. Pour vous et pour Alice. On y est presque, Dorothée.
— Mon journal, j’ai dit.
Luc s’approche de son tiroir et lui tend un tas de feuilles. Dorothée serre les mâchoires.
— Des… Des photocopies ? Mais je me fiche des photocopies ! Donne-moi l’original !
— Je ne l’ai pas ici, il est au cabinet.
Il lui pose une main sur le dos, l’incitant à se diriger vers la porte.
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