Il disparaît sans se retourner, presque au pas de course. L’étudiant ouvre les yeux et se frotte subitement le visage. Il est temps pour Julie de filer. Elle déguerpit et arrive sur le gigantesque parking de Salengro, plein à craquer. Des voitures à perte de vue. S’il existe bien deux choses qui ne se videront jamais, ce sont les hôpitaux et les cimetières.
Julie a un nom en tête. Blanchard… Malheureusement assez commun, Luc a raison. Elle se dit qu’elle va d’abord jeter un œil aux pages blanches, pour vérifier dans les environs d’Illies. Puis, s’il le faut, elle fera appel à quelques relations dans la police, afin de faire une recherche dans le fichier des personnes disparues, sait-on jamais.
Après ses rendez-vous de l’après-midi, elle dépose la couverture ensanglantée au laboratoire Biolille, pour analyse du groupe sanguin. Martin Plumois, l’un des laborantins, a œuvré quelque temps pour la police scientifique lilloise et sait se débrouiller avec autre chose que des flacons standards et bien remplis.
Puis elle file chez elle, à Béthune. Histoire de se préparer pour son rendez-vous avec Graham. Ce soir, elle a envie de côtoyer autre chose que la misère humaine. Elle a envie de rêve…
Au volant de son fourgon, Fred manœuvre avec habileté dans les rues de Calais, jetant de temps en temps un œil inquiet dans le rétroviseur. Il évite soigneusement le centre-ville et les artères principales, puis rejoint la voie parallèle à la digue, en direction des ferry-boats.
Alice serre la poignée de la portière.
— Vous conduisez rudement vite. De quoi avez-vous peur ?
— La police, elle ne nous aime pas trop.
Sur la droite, un bateau Sea France aborde le chenal et double une grosse bouée sur laquelle est inscrit : « Keep wheel on the West . » Des voitures aux plaques d’immatriculation anglaises, aux coffres prêts à exploser, remplis d’alcool et de cigarettes, bordent les quais.
— Ici, des émigrés comme Samson affluent par dizaines, tous les jours.
— Comme les Palestiniens au Liban.
— Non, c’est différent. Tu parles du Liban, un conflit vachement compliqué, et tu ignores comment ça fonctionne à quelques kilomètres de chez toi ?
— Mon père était grand reporter, voilà très, très longtemps. Un homme assez reconnu dans le métier, vous savez ? Il voyageait dans le monde, et il est allé au Liban, pendant la guerre.
— Était ? Il fait quoi maintenant ?
— Il travaille à la maison. Une petite ferme flamande dans la campagne entre Arras et Lille, avec une grange, une étable avec deux vaches, un jardin. Il s’occupe des légumes, des animaux, de l’entretien.
— Petite vie pépère quoi, ça change du Liban. T’habites dans le coin depuis longtemps ?
— Un petit appart à Boulogne-sur-Mer, depuis un an environ. Je restais à la ferme, avant.
— T’as quoi, vingt-cinq, vingt-six ans ? Et t’as toujours vécu avec tes parents ?
— J’aidais mon père.
Alice observe l’horizon, puis les côtes qui se laissent deviner au loin : l’Angleterre. Ils dépassent les derniers quais, puis s’enfoncent de plus en plus dans le no man’s land des industries chimiques et métallurgiques. Bitume, fumées, silhouettes grisâtres. Fred hoche lentement la tête.
— Ici, pas besoin d’aller au Liban. La misère, elle se trouve devant toi, à un ou deux pas seulement des beaux hôtels ou de la plage. Et à trente bornes de la terre promise, là-bas, dans la mer.
Fred s’engage le long du quai de la Loire. Sa passagère considère avec étonnement un groupe de trois étrangers comprimés dans une cabine téléphonique. Bonnets, gants, couches de vêtements bigarrés. Fred explique qu’ils se renseignent auprès de leurs passeurs, situés en Angleterre pour la plupart.
— Et c’est quoi votre…
— Arrête de me vouvoyer, s’il te plaît. Personne se vouvoie, ici.
— Désolée… Je te demandais, quel est ton rôle avec ces réfugiés ?
— En moyenne, ils restent en transit au moins trois semaines. Alors nous, les associations, on les aide au mieux. Repas, vêtements, douches, soins de première nécessité. On n’encourage pas le trafic ou l’immigration, mais on ne peut pas les abandonner, tu comprends ?
La fourgonnette se gare près d’un Algeco brûlé, le long d’une voie de chemin de fer envahie d’hommes et de femmes.
— On attend ici. L’endroit qu’ils appellent « The Cabin » . Bientôt, le repas chaud va être distribué par les bénévoles. Tous les réfugiés vont arriver. Je verrai bien si Samson se trouve parmi eux.
Il allume son vieil autoradio sur Nostalgie. Une chanson de Trenet, La Mer . S’il savait, Trenet, à quoi ressemble la mer aujourd’hui. Alice promène doucement ses doigts aux ongles courts sur la vitre.
— J’aimerais faire ce que tu fais. Aider les gens…
— Je n’œuvre pas que pour l’association, je bosse aussi à l’hôpital de Calais.
— T’es médecin ?
— Agent d’entretien. Tu sais, les mecs qui nettoient les bureaux et la merde des gens quand tout le monde dort… Comme partout, il y a ceux qui tondent le gazon et ceux qui jouent au golf dessus. Devine de quel côté je me trouve.
Pensif, Fred se roule une cigarette.
— C’est quoi ton problème exactement ? Enfin, je veux dire, ces pertes de mémoire ?
— Je n’en sais rien.
— Tu peux te confier à moi. J’ai l’habitude d’en entendre des vertes et des pas mûres, je suis un peu l’oreille de la dernière chance, si tu veux. Et ça ne date pas d’aujourd’hui.
Les lèvres d’Alice ne se desserrent pas. Fred la pousse dans ses retranchements.
— J’ai lu des romans psychologiques, des témoignages. Chaque fois qu’on évoque un psy, on rattache ça aux problèmes liés à l’enfance. Moi, mon père, il me collait des tartes comme tu ne peux même pas imaginer.
Il se frotte l’avant-bras gauche, traversé d’un frisson, avant de reprendre :
— Écraser des brames d’acier chez Usinor à longueur de journée, ça devait ratatiner sa cervelle d’ouvrier. Mais ça ne m’a pas posé de soucis particuliers en grandissant. Enfin, je crois. J’ai l’air sain et équilibré, non ?
Les iris d’Alice appellent la lumière, elle ne veut pas que Birdy revienne, bondisse dans ses tempes, l’enveloppe de ses griffes. Elle se rétracte encore, Fred remarque ce repli prononcé.
— T’as du mal à parler de ton père ou de ton enfance, c’est ça ?
— Je ne sais pas.
— Il te punissait ?
Elle hésite et réplique d’un ton qui semble sincère :
— Pas souvent. Mon père nous disputait de temps en temps, mais il n’a jamais frappé personne.
— T’as bien de la chance. Moi, avec mon père, c’était le contraire. Il frappait sans disputer.
Alice détourne la tête vers la vitre passager. Sur les rails, le pont, la berge, s’agglutinent des silhouettes, regroupées par origine. Afghans, Africains, Irakiens, Iraniens. Alice se souvient de la pauvreté de certains villages d’altitude du Pérou. Les seules vacances avec son père. L’éternel combat pour la survie, la marche vers l’avant, sans plainte, avec l’espoir d’un lendemain meilleur. La misère est partout pareille, ici ou ailleurs.
— Tu veux savoir pourquoi j’ai quitté la ferme ?
— Explique… Enfin, si tu veux.
— J’avais besoin de voir un psychiatre, ça venait de loin en moi, de la même façon qu’on ressent un danger quand on se réveille brusquement en pleine nuit. Je sentais que la ferme, c’était comme des barreaux qui m’emprisonnaient, m’écrasaient, et que rien n’irait jamais mieux en restant là-bas.
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