— Ah, tu as eu mon message. Entre vite…
Alice reste interdite. Elle n’est jamais venue ici, n’a jamais vu cet homme qui la tutoie. Elle hésite, recule. Une camionnette klaxonne et manque de la renverser. Le jeune homme la tire par le poignet.
— Oh ! Fais gaffe ! Alors, tu te magnes ou quoi ?
Deux enfants arrivent du bout de la rue sur des VTT.
À leur vue, Alice serre ses clés de voiture et s’empresse d’entrer. Fred claque immédiatement la porte derrière elle, ferme tous les verrous et la regarde dans les yeux.
— Tu as faim ? Soif ?
Alice fixe la porte fermée, les murs, les fenêtres. Elle songe aux deux vélos qui doivent à présent rouler devant la maison. Les pneus, les rayons, le bruit de la chaîne. Elle transpire et sent comme un étau sur sa gorge.
— Euh… Non, rien de tout ça. Écoutez, pour être franche, je ne me rappelle pas être venue chez vous.
Fred fronce les sourcils. Si son corps a beaucoup de prestance sous son pull gris et son jean, ses mains sont fripées, façon peau de crocodile. Des paluches gercées par le froid et le labeur. Alice connaissait bien ces symptômes-là quand elle travaillait dans le potager, même l’hiver.
— C’est génial de ne pas se souvenir, parfois. Mais… tu es quand même restée ici deux jours !
— Deux… Deux jours ? Avec vous ?
Très brièvement, Fred jette un œil vers l’escalier, au bout du hall. Des bruits proviennent du haut. Quelqu’un marche.
— Viens dans le salon. Que je te serve un café.
Alice observe autour d’elle. Une télé, une pile de journaux sur une table, des meubles de brocante, une sourate du Coran parcheminée et encadrée… Et également un arbre à messages, piqué d’aiguilles portant des petites feuilles de papier avec des mots dans toutes les langues. Anglais, arabe, tigrina, français…
— Non, non, ça va aller… Racontez-moi juste ce qu’il s’est passé.
Deux minutes plus tard, Alice se retrouve face à un gros bol de soupe aux poireaux et au cresson. Un bol en fer, un peu cabossé, de ceux qu’on récupère au fond des vieilles armoires. Elle ne touche à rien.
— Je vous en prie… Expliquez…
— T’es vraiment sûre de ne pas me reconnaître ?
— Je ne vous ai jamais vu.
Il la regarde étrangement. Alice a un mouvement de recul.
— Quoi ?
— C’est bizarre, mais t’es en train de me semer un doute, là. Tu… Tu ne te comportais pas pareil. Tu te tenais un peu plus droite, t’étais plus sûre de toi. Et puis, surtout… tu ne portais pas de lunettes.
— Ah ça, ça m’étonnerait.
— Dans ce cas, ce n’était pas toi. T’as une sœur jumelle ?
Alice hésite une fraction de seconde.
— Non… Racontez-moi, je vous en prie.
Fred se frotte le menton, interloqué.
— Bon… Le 8… Oui, le lundi 8 dans la nuit… C’est Gérard qui t’a ramenée ici. Gérard, c’est un ami qui bosse avec moi. Tu traînais le long des quais, complètement à l’ouest. Tu ne savais pas où aller.
— Mais… Qu’est-ce que je faisais là ?
— Ah ça… Gérard voulait te conduire chez le médecin, tu as refusé. Gérard, il a tout de suite pensé à un viol. Une femme seule, comme ça, dans un sale état, et terrorisée. Tu ne voulais pas qu’on te touche. Tu devenais comme hystérique…
Alice baisse les paupières, chaque parole de cet homme résonne comme un coup de fouet. Le 8… Le lundi 8 au matin, elle se trouve au CNRS, puis le trou noir, et le 8 au soir, visiblement, elle erre à Calais.
Fred fixe la jeune femme dans les yeux.
— On t’a fait du mal, hein ?
Alice pense au chemisier ensanglanté.
— Je n’en sais rien. Et ensuite, que s’est-il passé ?
— Je te couche là-haut, au deuxième, tu es crevée. Tu veux être seule. Tu avais peur, on le voyait dans ton regard. Je t’ai dit que tu pouvais rester ici, tout le temps que tu voulais.
Alice ne sait pas si elle doit le remercier. Pour elle, les paroles qu’il prononce ne riment à rien.
— Et… Et vous savez pourquoi je ne suis pas retournée chez moi ? J’ai un appartement.
Fred secoue la tête. Il se dégage une certaine féminité de ses gestes, une subtilité d’habitude étrangère aux hommes.
— Non, non, tu ne m’as pas parlé de ton appartement. Tu m’as juste dit que tu… que tu vivais dans un endroit où il faisait toujours froid. Que tu n’en sortais presque jamais.
— Quel endroit ?
— Je l’ignore.
Alice a les yeux dans le vague.
— Ça n’a pas de sens.
Fred s’assied en face d’elle, regroupant ses poings sous son menton.
— Tu ne m’en as pas révélé beaucoup plus, malheureusement.
Alice serre les lèvres. Des pas dans l’escalier la distraient. Quelqu’un apparaît. Elle relève ses yeux clairs. L’individu qui descend est de type arabe, il a une vingtaine d’années. Fred lui demande en anglais s’il veut bien rester en haut encore quelques instants et lui dit qu’il l’appellera pour la soupe.
L’étranger fixe Alice avec un air inquiet, puis acquiesce. Fred désigne l’étage d’un geste du menton.
— Lui non plus, tu ne te souviens plus ?
— Rien de rien. Qui est-ce ?
— C’est quand même incroyable, tout ça.
— Vous me recueillez le long du quai, me ramenez ici. Ensuite ?
— Tu es restée dans la maison jusqu’au lendemain. Tu as beaucoup causé avec Samson, vous vous entendiez bien. Il m’a même dit que tu lui avais donné un souvenir. Puis mercredi, en rentrant, je ne t’ai plus retrouvée. Tu avais fichu le camp.
Fred jette un papier devant lui.
— Dans ta chambre, sur le lit, j’ai trouvé ça. Ton numéro de téléphone… D’où mon coup de fil, je voulais comprendre.
Alice s’empare du papier et l’observe attentivement. Ce n’est absolument pas son écriture. Elle ôte ses lunettes et se frotte les yeux. Fred suit chacun de ses gestes avec attention.
— Ça ne va pas ?
La jeune femme revient dans la conversation. Elle a besoin d’en savoir plus.
— J’ai parlé avec Samson ? C’est… celui qu’on vient de voir ?
— Non. Lui, c’est Habib, un Irakien sunnite. Samson, il est érythréen, très catholique. Et plus… noir, si tu vois ce que je veux dire.
— Et qu’est-ce que je lui ai donné ?
— Il ne m’a pas montré. Il est très pudique, tu sais.
— Je… Je peux boire ? Un verre d’eau, s’il vous plaît…
Fred attrape une carafe.
— Tiens, euh…
— Alice… Je m’appelle Alice Dehaene. Je ne vous avais pas dit mon nom ?
— Non. Tu ne voulais pas nous le dire, on t’appelait « la brune »…
Fred sourit gentiment.
— Alice, c’est un joli prénom.
La jeune femme se frotte le front et réajuste ses lunettes.
— Je dois absolument parler à ce Samson.
— Alors là, ça va être difficile. Il est parti hier soir, il n’est pas revenu ici ce matin. Peut-être qu’il a réussi à passer.
— À passer ? Où ça ?
Fred ôte son bandana. Une flamboyante masse de cheveux blonds se déverse sur ses omoplates. Un piercing en anneau pend à son arcade sourcilière gauche, rehaussant le bleu de ses yeux. Ses iris sont plus clairs que ceux d’Alice, mais son regard est moins pénétrant.
— Mais bon sang, tu sors d’où ? À ton avis ? En Angleterre. Tu mates les infos ?
Alice baisse la tête.
— Mon père m’a déscolarisée à seize ans, pour que…
— Pour ?
— … que je l’aide à la ferme. Et… il n’a jamais vraiment voulu que je regarde la télé, il y avait trop de travail et puis, il était contre… contre ces mensonges qu’ils montraient. Alors même maintenant, seule, je ne la regarde presque pas. Et puis je n’ai pas de téléphone portable, ni d’ordinateur. C’est une vieille habitude.
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